Tiens mon Paul, sers moi une absinthe. Ça va rincer l’odeur des bourgeois.
Tu sens ? Même ma veste elle pue le salon feutré, l’argent volé et le savoir vivre… répugnant. Ça se gratte le cul en faisant des commentaires sur ta technique, et ça réclame des paysages aux portraitistes. Putain j’aime pas faire le guignol dans les galeries, mais tu vois, faut bien vendre ses croûtes. Le problème c’est que je ne suis plus à la mode. Les biens pensants ne payent que ce qu’ils comprennent. Et moi maintenant je ne comprends même plus ce que je peins…
Tu veux savoir comment je suis devenu un peintre surréaliste ?
Sers moi une autre fée verte et je te raconte :
Bon imagine, il pleut, une pluie lourde de printemps, entrecoupée du soleil, rayons rasants de fin d’après-midi. Tu vois le décor ? Un truc tiède, mais pas assez pour réchauffer ma carcasse… Une lumière légère, trop légère pour un vieux gars comme moi. Et le manteau des années n’y change rien. C’est moche…
Derrière la vitre, je m’échine dans mon atelier, acharné sur un paysage. En fait c’est juste une prairie qui se prend pour une marine.
A ce moment là je ne n’étais qu’un barbouilleur, mais je me croyais peintre.
La toile est revêche, j’ai un mal de chien à y transcrire l’image. Pourtant c’est imprimé net dans ma rétine. Cette saleté de lumière fait tout danser, pas possible d’obtenir un rendu digne. Tu vois le spectacle ? Pas possible de faire se poser l’œuvre, ça voltige et moi je bougonne. Les détails ne sont pas encore éclos, tout juste fini un ciel, que déjà cette toile est inapte. Inadaptée. Encore une qui va vivre sa vie sans se soucier de l’état de mes finances.
Trente ans… ça faisait trente ans que ces salopes prenaient un malin plaisir à me faire croire que j’étais un artiste… Arrête de rigoler, et écoute la suite. Donc je suis là, devant ma toile, un peu… un peu paumé quoi.
J’étire un peu ce nuage et je prends du recul. Deux pas en arrière.
Quel merdier cet atelier. Ça sent le froid humide alourdi au pétrole, les fins de mois interminables, la solitude tenace. Je sais, c’est pas fonctionnel, comme ils disent. Juste un ancien magasin vaguement aménagé, mais j’ai pas l’envie d’en faire autre chose.
Allez je pose les pinceaux, j’ai faim !
Je vais me chercher une biscotte molle et un bout de fromage à peine moisi. Ça gèle dans la cuisine. Je demande au Ficus qui jaunit, s’il veut un coup à boire. Mais Monsieur est un peu asocial, pas enclin à répondre… pourtant je suis sûr qu’il aurait des bonnes histoires à raconter.
Une nouvelle averse tape sur la vitre branlante. La pluie veut s’abriter chez moi.
Frigo sale et vide. Et j’ai encore trois jours à tenir avant la prochaine avance. Heureux qu’il me reste des cigarettes…
Et là ça frappe à la porte côté rue. Je n’attends personne.
Je traverse mon gourbi en jetant un regard contrarié à l’inachevée qui me nargue. Au travers de la porte vitrée une ombre brune. C’est qui encore cet énergumène.
J’ouvre à la volée prêt à en découdre avec l’empêcheur.
Et là dans la lumière soudaine, toute mouillée, une apparition.
Même pas surprise, elle me cloue sur place la Madone, juste en levant son museau vers moi. Ma méchante phrase d’accueil reste bloquée au fond de ma gorge. J’hésite entre effarement et ébahissement.
Elle me salue d’un « Quel temps de chien de sa chienne ! »
Je réponds d’un signe de tête et d’un vague grognement. Je suis au maximum de mes capacités de communication. Rien d’intelligible ne peut remonter à mes lèvres… certainement une perte de compétence après les deux semaines passés sans adresser la parole à un être animé.
L’oiseau tout mouillé est toujours devant moi avec son imper ruisselant et son parapluie refermé. Je me secoue, m’écarte de l’encadrement de la vitrine pour enfin laisser le printemps entrer dans mon atelier.
Elle me dit qu’elle est fatiguée, qu’elle va rester 2 ou 3 jours et me tend un panier digne d’un Lionelli : « Je règle le loyer d’avance ». Ponctué d’un rire de grelot… un peu fêlé le grelot.
Je ne sais pas quel a été son chemin ces derniers mois ; vaut peut-être mieux pas…
Elle me balance « Tu me fais un dîner ? » en désignant du menton la botte de carottes prêtes à fuir. Son sourire…
Elle pose son imper sur mon tabouret ; essore son parapluie sans vergogne; fait un tour sur elle-même, petit tourbillon au milieu de la flaque répandue sur les dalles du sol. Et le bleu de sa robe éclaire ma grotte.
» Tu es toujours aussi bordélique« .
Elle me regarde en penchant la tête, ce sourire… Merde, elle attend une réponse ? Courageusement je tourne les talons pour vider le panier sur le billot de la cuisine.
Putain, elle exagère !…pas un coup de fil, pas un mot depuis des mois… et là Madame débarque comme un mascaret, sans prévenir… 2 ou 3 jours, et puis quoi encore? Je tiens pas un hôtel de passe moi…
Le Ficus me jauge froidement : « après qui tu grognes ? Vas donc lui dire à elle au lieu de t’en prendre à ton copain de misère. Et puis arrête de m’arroser, tu me noies, j’suis déjà à moitié mort… et tu penses pas que ce serait bien une nana ici, non ? Elle a dit 2 ou 3 jours. T’as vu la poussière ? et les souris ? »
Et voilà, même les plantes vertes se mettent à m’emmerder !
…Une … ce serait bien… Fait chier, il a toujours raison ce con de Ficus !
Je l’entends monter les escaliers … oh la la, dans quel état c’est là haut? Ses talons dans le couloir puis la salle de bain… la salle de bain?
Oh bordel de Dieu ! c’est le carnage la salle de bain !
Bon je me concentre sur le contenu du panier, pour la peinture c’est foutu pour ce soir. J’épluche, émince, taillade avec la rage de bien faire. C’est le moment d’assurer sur quelque chose. La dernière fois, j’ai tout foiré… c’est le moment de tout rater encore une fois, mais en mieux. En 30 minutes j’ai tout liquidé, les légumes mijotent, les magrets sont à point.
Elle connaît mes goûts la mignonne.
Reste plus qu’à déglacer au chablis… bon c’est pas très orthodoxe, mais j’ai rarement des pensées bien orientées. Et quitte à chavirer… autant le faire avec classe.
J’allume une clope, il ne m’en reste que 3. J’ai dû en griller 3 ou 4 en trucidant le dîner, sans même m’en rendre compte. Pour finir la semaine, ça va être dur. Surtout que je ressens comme une petite contrariété en ce moment.
Une toute petite contrariété bleue.
Il va falloir tout redresser vite fait, le bonhomme, les armoires et les ardoises.
Et tu vas encore en baver !
Il n’y a plus de bruit là-haut. Mais qu’est ce qu’elle fait ?
Je tire sur ma clope. Je monte ?… fait chier ! Ça secoue les tripes les petites contrariétés. Ma clope est écrasée au sol, les légumes sont cuits et moi je suis…
je suis quand même chez moi ! Merde !
Je repousse violemment la seule chaise de la cuisine et je me précipite à l’étage. Les escaliers ne m’ont jamais paru aussi crades. Je ne suis qu’un vieux con, je vis dans ma crasse, et me voilà avec un oiseau tombé dans mon nid pouilleux.
Tu es en-dessous de tout mon vieux !
Je pousse doucement la porte de la chambre. Juste un grincement. Je rentre. La robe bleue est au tapis; les chaussures noires à côté. Et elle endormie, dans mon lit. Oh grand Dieu ! Heureux que j’ai changé les draps hier, sinon je n’aurai eu plus qu’à me défenestrer !
Je tire la chaise du bureau près du lit, je m’étonne de la légèreté de mon geste ; j’ai dû perdre 10 ans en montant les escaliers. Je sors une cigarette du paquet, la tourne entre mes doigts et finis par oser regarder à nouveau le lit.
Ses cheveux bruns sont étalés en nuage d’orage, son pied droit sort à l’autre bout de la couverture. Elle dort sur le ventre. Étalée dans mon lit, ses vêtements disséminés dans la chambre, sa petite personne éparpillée dans ma vie.
Je me penche pour ramasser une des chaussures. Elle a été réalisée à la main, d’après une forme datant du XIXème siècle, dans un cuir noir et luisant. Un peu usée, mais une partie des piqûres, la semelle et le talon sont refaits à neuf. Un talon bobine. Il donne vie à l’ensemble, comme esquissant le premier pas de danse.
Elle est encore plus belle que dans mes souvenirs… tellement…
En détaillant toujours le soulier, j’allume ma clope et tire la première bouffée. Le goût est.. âcre, un goût de route chaude et de bois vert brûlé… un goût de résine écœurante… le goût exact de ma première cigarette ; j’en tire vite une deuxième pour faire disparaître l’hallucination.
C’est pire ! répugnant et je tousse, je m’étouffe. Je l’écrase rageusement et me lève pour ouvrir la fenêtre.
Une voiture passe.
Dans le paquet posé à côté de la chaussure sur le bureau, il me reste deux clopes et je sais déjà que je ne les fumerais pas. Ni ce soir, ni demain…
Elle bouge, marmonne et s’étire. Ses yeux s’ouvrent. Elle se tourne vers moi en s’enroulant dans la couverture. Elle a ce sourire. Depuis sa chute au pas de ma porte, je ne lui ai pas encore dit un mot. Les mots ce n’est pas mon point fort. Elle le sait bien, mieux que personne.
« Ça sent bon, le dîner est prêt ? je mangerai un demi-cochon ! »
Encore ce sourire. Et moi j’ai envie de peindre un soulier en cuir noir, à bout rond et talon bobine.
Un soulier cendrier dansant sur un plateau d’argent écaillé tiré par un oiseau bleu mouillé des mille larmes d’un bonheur au goût de rouille.
Elle regarde la chaussure et me demande si je l’ai reconnu.
Comment peut-on reconnaître un soulier ? Comme on reconnaît de loin un vieil ami ? Comme on reconnaît un air de musique qui nous touche ? Comme on reconnaît sa progéniture devant l’officier de l’État civil ?
Je hoche la tête, et à la nette descente asymétrique des commissures de ses lèvres je comprends qu’elle attend des mots, des vrais mots. Ça va faire mal, mais je me lance, il faut arracher ce vieux pansement :
« Oui, ce sont celles que j’avais faites pour ta mère. »
Le souffle coupé, je viens de peindre ma première toile en apnée.
Tu te marres Paul ? Tu as raison, personne ne peut peindre une pensée, même imbibée à la Bleue.
Aïe ! J’ai comme des talons qui claquent dans la tête. Ah non, c’est le défilé des bottes sur la Grande Avenue. Allez Paul, sers-m’ en une autre… Cette putain de fée verte me tuera à coup de pelle.