La lettre au libraire

L’église sonne le quart. Je suis en retard.

La nuit a été agitée. Rêves épiques, réveil vaseux.

La clé coince dans la serrure, encore une chose à réparer. Les affaires ne sont pas florissantes, une librairie dans un bourg de 8000 habitants n’est pas vraiment une startup.

La porte s’ouvre enfin et sur le seuil, une enveloppe échouée. Elle a dû être glissée sous la porte. Une enveloppe blanche avec l’inscription «Au détour de la page ». C’est presque le nom de la librairie, presque. Espérons que, si c’est un chèque, il soit libellé au bon ordre. Mais je n’attends pas de chèque, en fait je n’attends rien… Les longues lassitudes. Ma vie est un mauvais titre de roman.

Je pose l’enveloppe sur le comptoir et je me décharge de mes clés, de ma veste et de mon humeur. J’ai quelques commandes en attente ; il devrait y avoir un peu de passage aujourd’hui. Un jour morne comme une feuille d’automne avant l’heure.

En milieu de matinée le pronostic se précise : deux clients indécis, une vente. J’ai eu tout le temps de rêver, accroché à la cime du Mont Blanc, couverture du dernier best-seller. Pas fameux d‘ailleurs mais on me le demandera, il faut l’avoir… comme l’artisan boulanger doit avoir des bonbons acidulés écœurants à sa caisse.

Je passe devant l’enveloppe, il faut quand même que je l’ouvre. Mon coupe papier est resté dans l’arrière boutique.

Un coupe papier pour cette simple enveloppe, je fais dans le luxe épistolaire ce matin. A défaut de grand frisson, l’outil valorise la banalité de mon quotidien. L’autodérision est ma bouée de sauvetage.

Quelque chose me met en alerte. L’odeur, c’est ça, l’odeur de l’enveloppe, un parfum de rose musquée, ça me rappelle quoi ?

Le coupe papier crisse et fait apparaître une banale feuille pliée en deux. Un texte dense et un titre : la lettre au libraire.

C’est quoi encore cette histoire ? Je lis la première ligne : L’église sonne le quart. Je suis en retard.

Le chapeau de la cime tombe dans l’abîme, et tout mon corps le suit.

Le téléphone sonne, violent retour sur terre. Je décroche, réponds machinalement, c’est Madame Balmat qui veut savoir pour la quatrième fois en trois jours si sa commande est arrivée. Oui elle peut venir chercher le dernier livre de cuisine avec ces recettes santé faciles pour enchanter le quotidien en vapeur… Elle est soulagée, elle raccroche. Je suis soulagé.

La feuille est encore dans ma main. Je tire la chaise et m’avalanche dessus. Ce mot n’existe pas. Pourtant une fois dit, il est. Je suis. Je lis. La suite parle d’un libraire qui reçoit une lettre… la lettre est un texte sur un libraire qui reçoit une lettre… Je plonge.

Le libraire se demande qui peut lui avoir glissé cette enveloppe, moi aussi d’ailleurs. Puis un indice dans le texte lui fait penser à une cliente. Venue deux fois maximum, il se souvient d’elle car à la dernière visite, elle a fait une remarque sur sa porte qui coince, alors que la porte ne coince pas…. Une cliente qui juste avant de partir, s’est retournée et lui a adressé un sourire… touchant, doux et chaud. Il a même cru voir un frisson parcourir ses épaules de poupée.

Je me retourne vers la vitrine. Je me sens épié. Personne. Rue vide.

Je relis… Je ne sais plus qui je suis.

La cliente, je vois bien : cheveux trop courts, regard trop long, sourire retenu, jupe légère en plein hiver… une sorte de décalage dans le corps et le verbe… elle est venue deux fois en laissant un parfum de rose musquée derrière elle… et m’a dit que ma porte coinçait.

Ma porte ne coince pas.

Le texte n’a pas de fin, il s’arrête au milieu d’une phrase, comme s’il avait disparu… je pense à une crevasse qui engloutit le texte, la femme, la librairie, la rue…

En bas de la page, un nom et un prénom. Je me relève. J’ai survécu à la redescente.

Je prends une feuille, j’écris. Dans moins de deux minutes je vais fermer la porte sur le monde et partir l’explorer avec juste un nom de plume comme boussole.

Librairie fermée pour cause de mise en abîme

Le Conférencier

Le conférencier entre dans la salle par la porte du fond. Il faut savoir surprendre son public. Au fur et à mesure de sa progression vers la scène, la salle se tait. Il est chercheur à Stanford. Tout le monde, ici, le sait.

Arrivé sur l’estrade, il tapote le micro ; il fonctionne, tout va bien.

Il balaie du regard le public. Sa tension monte. Ce moment est toujours une petite épreuve. Les conférences lui permettent de vivre. Il en a fait son second métier, la semaine chercheur aux appointements de misère, le week-end conférencier.

Un chercheur ne se contente pas de l’amour du métier et de l’eau fraîche de la fontaine toute neuve du hall de l’Université. Seul les politiciens et les doyens ont ce genre de croyance.

Il est patron du département psychiatrie, la salle va boire ses paroles. Enfin, il l’espère.

Silence total du public ; il peut commencer.

Un geste au technicien et le titre de la conférence s’affiche en quatre par trois derrière lui :

Cycle de conférences interuniversitaire : Le rapport entre le corps et l’esprit Etude de la relation entre le stress et la maladie selon le genre –

L’entrée en matière doit vous mettre la salle dans sa poche. En la traversant il a pu voir que le public était majoritairement féminin, plutôt la quarantaine, pas trop guindé… il connaît assez la psychologie des femmes pour savoir les faire rire. Donc sa première phrase est :

«  Bonsoir, ce soir vous allez savoir pourquoi l’une des meilleurs choses qu’un homme puisse faire pour sa santé est d’avoir une épouse alors que pour sa femme la meilleure chose à faire est d’aller boire le thé avec ses amies. ».

Un blanc, puis l‘auditoire éclate de rire. Il maîtrise l’art oratoire.

Il réprime un léger sourire de satisfaction. la diapo suivante s’affiche. Il les a mises dans sa poche. Plus rien ne va l’arrêter pendant 55 minutes, elles vont en avoir pour leur argent.

«  Les femmes ont des systèmes de soutien interpersonnel grâce aux quels elles gèrent les différents stress et difficultés de la vie. Du point de vue physique les bons moments entre femmes les aident à produire plus de sérotonine, le neurotransmetteur de la bonne humeur, engendrant la sensation de bien-être et combattant les phénomènes dépressifs. Les femmes partagent leurs sentiments alors que les rapports amicaux entre hommes tournent souvent autour de leurs activités. Il est rare que ceux ci passent un bon moment ensemble pour parler du déroulement de leurs vies personnelles. Ils parlent de leurs passionnant travail, de leurs performances en sport, de la dernière voiture de chez Tesla, mais jamais au grand jamais de ce qu’ils ressentent. Ce soir je vais vous exposer le résultat des recherches réalisées par mon équipe qui démontrent que partager ses sentiments fait diminuer les symptômes de stress et améliore la santé mentale et physique .»

Diapos suivantes, chiffres et graphiques à l’appui, il explique que passer du temps avec ses proches est tout aussi bon pour la santé que de faire du jogging. Il demande «  vous pensez que votre séance de sport est bonne pour votre santé alors que passer du temps avec nos amis est non productif ? Ce qui n’est pas productif c’est une vie sans relation personnelle. Une vie sans ami est aussi délétère que de fumer. ». Bien sûr, il exagère un peu, tord légèrement les chiffres, mais il ne fait de mal à personne en poussant les mamans dépressives à sortir voir leurs copines plutôt qu’a s’exténuer sur leur vélo d’appartement… Il leur rappelle juste que partager le fond de son âme est le meilleur moyen de survivre à leurs vies de merde… enfin ça il ne le dira pas.

Au milieu de la salle, près de l’allée centrale, elle le regarde. Elle a mis sa robe verte, en résonance avec son humeur. Elle a envie de nature. Cette conférence l’ennuie. Il enfonce des portes ouvertes, voir même ment un peu pour mieux vendre son bouquin. Pourtant elle a besoin d’être là, à quelques mètres de lui. Entendre sa voix. Elle le croise souvent dans les couloirs de l’Université. Elle trouve tous les prétextes pour quitter l’aile des sciences sociales et faire un détour par les bâtiments du secteur Psy. Elle l’a connu alors qu’il n’était qu’un étudiant prometteur, ils se sont fréquentés comme on disait puis ils se sont perdus de vue. Enfin il a surtout préféré une plus diplômée et mieux née. Elle a réussi à digérer l’affront, la blessure et la trahison , grâce aux oreilles attentives de sa meilleure amie.

Mais lorsque 25 ans plus tard elle l’a revu, au rayon poésie de la bibliothèque, la blessure s’est rouverte instantanément, suppurante. Les peines d’amour ne guérissent jamais.

Planté en haut de son estrade, à faire le grand savant de l’âme féminine, elle le trouve toujours aussi séduisant. Sur la fiche administrative, il a indiqué qu’il était célibataire. Il a dû divorcer. Elle se dit qu’elle est trop conne de se raccrocher à une case sur une fiche administrative.

Lorsque la salle s’est rallumée pour les questions, il a remarqué la robe verte. Il n’y a que Sophia pour mettre une robe aussi végétale. On dirait Eve enroulée dans une vigne. Cette femme est tellement… incongrue. Il la préfère dans sa robe en dentelle. Cela fait d’elle une petite poupée d’étagère, une poupée qui traverse 3 fois par semaine son couloir… Il ne croit pas au hasard, même couvert de dentelle.

La conférence est terminée, les groupies s’agglutinent autour de lui alors que les applaudissements sont à peine retombés. Il la cherche des yeux tout en signant des dédicaces niaises empastillées de citations nébuleuses.

Il ne l’a pas regardé, comme dans le couloir. Elle doit être invisible. Elle rentre enveloppée dans son manteau mi-saison, un pan de robe verte battant au vent. Le cœur refroidi, elle appelle Camille.

«  – C’est Sophia, j’ai besoin d’air. – Viens chez moi pour les vacances… ou pour plus longtemps, ma proposition tient toujours. Et puis tu pourras tout me raconter ma cocotte »

Deux heures plus tard, elle ferme sa valise. Son billet de dernière minute téléchargé, sa lettre de démission envoyée, son numéro de téléphone radié, l’Afrique du sud, c’est parfait pour oublier un conférencier. Demain matin, la page sera enfin tournée.

Sans regret.

Il appelle Paul, «  –C’est John, on se fait une partie de pêche avec Jacques ? – Super idée, on va tester mon nouveau matos pour la truite, une petite merveille… »

Il sait bien que cette partie de pêche ne sera qu’une juxtaposition de longs silences entrecoupés de logorrhées viriles . Mais il a besoin de ses copains et de vert, de nature. Et les longs silences ça lui permettra de réfléchir et de se donner le courage qui lui manque depuis si longtemps. Ni Paul, ni Jacques n’oseront lui demander d’où provient le léger brouillard au fond de ses yeux. De toute façon quand on regarde des leurres on ne voit pas le brouillard dans les yeux de son copain.

Il regarde sur son bureau la lettre reçue ce matin. Sa candidature à la NASA est acceptée, il vient de décrocher le plus gros budget de recherche de tous les temps pour résoudre les énigmes de la relation inter-genre. On ne peut pas balancer des femmes et des hommes à travers la nuit des temps sans comprendre comment fonctionne leurs relations… et il est le seul à pouvoir répondre aux questions existentielles de la NASA.

Il se sert un verre de vin rouge français, et se détend enfin. Après la partie de pêche, il appellera Sophia. Il lui proposera le poste d’assistante de recherche. Et il lui dira enfin ce qu’il n’a jamais était capable de dire avant : Il aime les femmes incongrues.

Il paraît qu’il n’est jamais trop tard.

Un cœur en flamme

Gravure de Patrick Rocard

Samedi en début d’après-midi. La rue est déserte. Il fait chaud, pas un brin de vent.

Le mois d’avril se prend pour le mois d’août et je marche pour vider mon esprit entre deux rendez-vous. Cette partie de la bourgade a un urbanisme désincarné. Entrepôts mal recyclés, espaces sans être vivant, asphalte fissuré et ronron du climatiseur de l’hôpital voisin…

Une légère odeur de soufre dans l’air.

Sur le trottoir d’en face une grande vitrine d’un ancien magasin; partiellement abritée des regards par un vieux store, elle cache l’abri d’un graveur. Du coin de l’œil, j’aperçois un mouvement derrière la vitre. Les lames du rideau découpent en tranches verticales sa silhouette penchée. Lunettes chaussées, attitude concentrée, gestes précis. Il est à sa table de travail.

Je suis là, les talons plantés au milieu du trottoir, en balance… J’hésite. Envie de traverser la rue et d’aller frapper à la porte. Je fais un pas pour descendre sur la chaussée, mais quelque chose m’arrête. C’est indistinct, lointain, un peu animal. Un main invisible me remonte sur le trottoir dans un mouvement à rebours.

La silhouette du graveur se redresse. Il regarde par la vitre, les yeux dans le vide. Je ne suis qu’une ombre le long du mur d’en face… et il replonge sur son ouvrage. Je reste en suspend à me demander ce qui prend forme sous ses mains blanches, images fantasmées sur plexiglas : animalcules tentaculaires, cœur en flamme, petits hommes dansants, ville coincée dans un bol ou arbre déformé par les maléfices de la vie… tout cela je l’ai déjà vu en me penchant au dessus de son épaule. Il me faut rêver d’autres choses.

Dans quelques heures l’ouvrage sera sur papier. Encre pressée, couleur figée, il décidera alors de donner une chance à son dessin… ou de l’oublier.

Je m’imagine traverser la rue, frapper à la porte de verre, lui faire un petit signe en salut et lui lancer un « comme va  l’artiste? ». Il me montrera son travail en cours, on parlera équilibre, tracé, couleur, encre, ou de toute autre chose selon son humeur. Je connais les sujets à éviter, les fragilités, les contournements que parfois nos conversations lui forcent à prendre… mais à le voir découper en lanières derrière le store, je le sens particulièrement concentré. Est-ce mon instinct qui me chuchote de m’abstenir ?

Je reprends d’un pas rapide mon itinéraire en faisant danser des petits hommes difformes dans des bols asiatiques portés par…

Un énorme bruit, une chaleur intense et un bourdonnement douloureux.

Mes tympans explosés, la vitrine éparpillée sur la chaussée, les lanières du store tordues sous la chaleur, et autour de moi une pluie de petites feuilles imprimées tombant dans un doux mouvement de balancement. A genoux sur le trottoir, le corps replié par la douleur au milieu des débris, je regarde un petit cœur en flamme se poser à mes pieds…

Il n’avait pas fermé sa bouteille de gaz.

Sur les rails

Tableau de Guy Pommat

Sous le poids de mon fardeau je chute. Il ne faut pas jouer au équilibriste sur les traverses de chemin de fer. Maintenant mon horizon se situe entre les deux lignes fuyantes et rouillées des rails.

Je suis parti un matin sans me retourner. J’ai parcouru un long trajet sur la terre comme dans ma tête. J’ai vécu de ce que le hasard me jetait en travers du chemin. J’ai fait le tri de mes priorités, choisir entre mes faux devoirs, mes vrais besoins… parcourir pour mieux revenir. Ou juste pour partir.

J’ai eu chaud cet après-midi. Mes réserves diminues, une averse serait la bienvenue.Maintenant que je suis là, à la renverse, je me demande si je dois me relever. La vie est belle parce qu’ éphémère, la mienne doit bien s’arrêter quelque part. Et c’est un beau ciel du soir.

La lumière diminue, je me demande si les trains de nuit ont encore le droit d’exister. Ce ciel qui fonce. Pourtant il n’est pas si tard, c’est l’orage qui monte ? Il gronde au loin.

Ou alors c’est un train ? Un train du soir.

Entre les traverses, les fragiles coquelicots vont se refermer pour protéger leur pollen des grosses gouttes de pluie ; ils se rouvriront au retour du bleu du ciel. Mais pas demain, demain ils seront fanés pour laisser la place à d’autres tâches rouges plus graciles. Du rouge organique au-dessus du chemin mécanique.

Une éphémère traverse mon champ de vision. Petit éclair gris sur le ciel doré du soir. Drôle d’insecte qui passe sa vie à l’état de larve pour une journée de vol… même pour un jour, ce bel envol, vaut bien une morne vie.

Allez, je me décide. Je me redresse, pour ne pas finir dans le gris du basalte. Et avec un peu de volonté, dans l’espoir du soir d’après, je repars sur la traverse du chemin de fer. A mon allure j’aurai traversé la voie avant l’arrivée de la pluie. Je vais continuer ma petite vie aventureuse, à ma hauteur d’Escargot.

En bons voisins

Avertissements : lire ce petit texte vous expose à un contenu misogyne, grossier et violent. Mais puisque vous êtes des adultes munis d’un cortex, vous êtes en mesure de comprendre le second degré.

Le réveil sonne, la tête en vrac, 4h30. Embauche dans une heure, va falloir s’extirper du pieux.

Ce salopard de voisin a encore fait beugler sa poupée toute la nuit. Il la tabasse, elle beugle. Il la saute, elle beugle encore mais en plus aiguë…

Et dire que pour une seule torgnole, la mienne elle s’est cassé avec les meubles et les gosses. Avec ce que je m’étais enfilé, j’avais des circonstances atténuantes. Mais va faire comprendre ça à une meuf.

Allez, un petit noir et ça ira mieux, mais avant pisser un coup…J’ai bien envie de pisser sur son paillasson à ce connard. Ça me soulagerait. Et puis ça changerait de la pisse de son clébard. Aussi con que son maître, gros molosse à grande gueule et sans couille. Il le laisse pisser sur le palier, cet enfoiré a la flemme de le descendre le soir.

Allez, bouge toi, tu vas être à la bourre et le contre-maître il n’attend que ça pour t’allumer.

Un calbut propre, un futal pas trop crade et go pour la mine. Je bosse pas dans une mine, hein. Mais c’est tout comme, c’est sombre, ça pue et on crève au taff. Encore quelque mois et j’aurai assez de tunes pour me casser de ce nid de termites.

Les clefs de ma caisse, allez je suis paré.

Mais qu’est-ce que c’est ? Putain j’ai marché dans une merde ! Une putain de merde de chien au milieu du palier. Je vais le buter ce fils de pute, quel bâtard avec son clebs, je vais le trouer, j’ai ce qu’il faut dans ma poche pour lui ouvrir le bide avant le petit-déj’. Je tambourine à sa porte : Ouvre salopard! j’ai un truc pour toi fils de pute, on va voir si t’as tes couilles ou si t’es comme ton chien. Je vais t’apprendre à…

Et merde, il a un flingue. C’est le contre-maître qui va être content…

La Carte Postale Chap.5

Un petit guide des mots en patois (*) se trouve en bas de l’article

Je gare la petite Clio poussive de ma mère sur la place du village. Ne dites pas à ma génitrice ce que je pense de sa voiture, j’ai du négocier dur pour qu’elle me laisse son joujou. Surtout que je me suis bien gardé de lui avouer le nombre de kilomètre que j’allais lui faire avaler (à la voiture, pas à ma mère). Mais j’ai bien cru qu’elle (toujours la voiture) allait rendre son âme huileuse dans les derniers virages de la vallée de Haute Maurienne.

En plus cette route est tellement sinueuse que j’ai eu le mal de mer en conduisant. Bon maintenant il faut que je trouve le fameux Armand. Mollard de son nom. Quel idée d’avoir un nom pareil. De quoi faire un procès à tous ses ascendants.

En sortant de la voiture, je me trouve en face d’une croix en bois surmontée d’un diable tout en couleur, avec des yeux rouges… qui me suivent. Le manque d’oxygène fini de me faire fondre les fusibles. Je fais semblant de ne pas m’en rendre compte et me persuade que je suis sur la bonne piste. L’auto-hypnose, rien de mieux pour contrer le mal des montagnes.

De l’autre côté de la place, il y a un petit troquet ouvert, avec trois gars en grande discussion debout devant la porte. Je m’approche en contournant la fontaine en pierre qui crachotte. Les trois gars arrêtent de se chamailler et me toisent tout le temps de la traversée. J’ai la sensation d’être une allemande en short au pays des savoyards en rûte.

« -Bonjour Messieurs, je cherche la maison d’Armand Mollard. »

Éclats de rire général, ça se bidonne jusqu’à l’intérieur du bar, mon talent comique est au paroxysme.

Après plusieurs tentatives de communication entraînant à chaque fois l’hilarité générale, j’abandonne la partie et je pars en direction d’un petit panneau en bois indiquant la Mairie. Avec une peu de chance, ces crétins des Alpes ont élu un type qui comprend ma langue. Mais à peine engagé dans la ruelle, je sens que l’on m’attrape par l’épaule. Et dans un mouvement que je ne peux pas contrer, je me fais broyer la clavicule, l’omoplate ainsi qu’un ou deux autres os inutiles et je me retrouve devant un grand gaillard à fossettes.

– L’Armand à c’te saison il est à l’alpage.

Je reste muet, bouche ouverte comme une carpe sur la berge. Une petite voix tremblante casse le mirage :

Eh le grand Décapadiot*, laisse donc not’ Parigot, tu lui mets les tripes dans les godillots.

Sous l’effet des rimes le géant me lâche l’épaule et une petite dame en tablier noir s’approche.

Si y veux voir le Armand, il va falloir qu’il rapaille* là haut.

Je lève les yeux dans la direction indiquée. J’ai déjà du mal à gravir le Mont Saint-Michel, alors ce mont là ! je comprends que je vais en chier…

Comme seule indication j’ai eu le droit à un laconique : «  faut prendre le sentier des cornettes derrière la cabane au père Mochin, et continuer en suivant la ligne de crête »… d’accord mais derrière la cabane il n’y avait qu’un tas d’ortie, vestige des cabinets d’aisance et pas franchement de chemin. En plus je n’ai aucune idée de la distance et j’ai beau ne pas avoir l’instinct d’un ours pyrénéen, le ciel noir qui monte comme une marée de fioul lourd ne m’engage pas à l’allégresse. Là tout de suite, la ligne de crête je préférais me la sniffer que la suivre.

Au bout d’une heure de crapahute, je me demande comment j’ai pu en arriver là. Puis je repense à la fille qui titre les ficelles, avec ses yeux improbables, son petit nez de poupée, son sourire malicieux et ses éclats de rires en sac de noix qui descend les escaliers. Le visage de la dame au tablier me revient brusquement… oui, comme un air de famille.

Aïe ! Et voila à rêvasser j’ai pas vu la pierre et je me suis tordu la cheville. Les cailloux d’ici sont fourbes, nés pour vous étaler, encore plus traites que les pavés parisiens un soir de beuverie. Le sommet me semble plus poche, mais je n’en suis pas si sûr. A chaque fois que je passe un petit raidillon je me dis que c’est le dernier. Et arrivé en haut, j’en découvre un autre encore plus casse-gueule.

La marée de fioul s’approche de plus en plus.

Enfin j’arrive à l’alpage. Je sue, je pue et les premières gouttes qui s’éclatent autour de moi me font presser le pas. Je passe un gros rocher et au fond du vallon j’aperçois enfin le fameux chalet. Le paysage est féerique. Des doigts de lumière mettent en scène chaque rocher et chaque buisson sur fond bleu noir. Tout en contemplation, je ne l’ai pas entendu venir.

– Pluie du matin, n’arrête pas crétin.

Je manque de faire une crise cardiaque. La main sur le cœur, le souffle coupé.

– C’est qu’il est tout tormentare* le Mônsieur*, et puis va être bien mouillé s’il continue

Je fais maintenant face à l’empêcheur de contempler en rond qui prononce le « on » dans Monsieur. Je n’ai pas besoin de demander une pièce d’identité, son regard de Horla me renseigne sur le champ. Il a dû servir de modèle au diable de Bessan. Couleur des yeux incluse.

Après avoir prononcé le mot magique « Eulalie », je me retrouve assis devant un récipient en fer blanc, plus cabossé que la voiture d’Alex. L’aménagement de la cabane est spartiate, et le ménage n’est pas la préoccupation principale du locataire de la tanière… les émanations d’alcool du liquide versé dans ma tasse me laissent espérer qu’il est assez fort pour désinfecter le contenant. Je regrette mon tube de quinine.

Bon, le croué* gars y veut causer à la Eulalie. Il me dit pas pourquoi il la cherche la ratavolive*. Et moi j’aime pas les chats. Même tigré ça mirote la nuet*.

Putain, j’ai pas le décodeur… et j’explose :

– Je ne suis pas un chat, elle m’a juste envoyé une putain de carte postale!

– Y’a pas de gens qui paye pour la vogue* ici, je te prête une bête et c’est bourse fermée.

J’ai envie de fuir mais le flot continu de la pluie sur la vitre me retient.

– T’es téméraire mon gars mais pas courageux, pleut trop pour repartir sans finir pleurétique. Bon s’il crèche là va falloir mettre la man* à la besogne. Viens donc m’aider à remplir la panse des bêtes à misère.

Je me retrouve avec une fourche dans la main. Le manche est tortueux et lisse, je pense au dos d’un dragon; le rince boyaux du vieux me donne des hallucinations. C’est de la bonne ! Alex pourrait la revendre un bon prix dans la rue de la soif et écrire un guide des meilleures gnôles de France.

Tu lui veux quoi à not’épeuffée* ? Si t’envoie ici, doit tenir un peu à ton dèrret*, ou alors veut voir ce que t’as dans la musette.

– Je veux juste la retrouver, mais elle me balade.

ça c’est une spécialité des mouflettes* du val, dans l’avant, sa tante l’a fait le même coup de sabot… le pauv’ guss c’est jeté dans le Nant* Trouble. La montagne, ça te fait des biaus* tas de neuge*, pas de la sopa clèrret*.

Toujours pas trouvé le décodeur, je sens que la soirée va être longue…

Décodeur :

  • Mônsieur : les messieurs de la ville sont des Mônsieur (en prononçant le on)
  • Un décapadiot : un gars assez grand pour décaper (décrocher) les diots (saucisses) qui sèchent au plafond
  • rapailler : grimper
  • tormentare : bouleversé (tourmenté)
  • le croué : le petit
  • la ratavolive : la chauve-souris (le rat qui vole)
  • miroter la nuet : voir la nuit
  • la vogue: la fête (du village)
  • la man : la main
  • épeuffé : énervé (qui soulève la peuf, c’est à dire la poussière)
  • ton dèrret : ton cul
  • une mouflette : une fille facile (qui monte partout… comme les mouflons)
  • un nant : torrent de montagne
  • biau : beau
  • la neuge : la neige
  • une sopa clèrret : un bouillon (une soupe clair)

Saint Valentin

Il a un peu hésité : blanc ou rose ?

Elle n’aime pas les conventions, et rose c’est très convenu pour une Saint Valentin. Alors il a pris le blanc. La fleuriste a été charmante, vraiment charmante. A son âge ça compte le sourire de la vendeuse. Et ça aide pour ouvrir plus grand son porte-monnaie. Il n’est pas du genre dépensier, mais il avait envie de marquer le coup. La petite l’a bien compris, alors elle en a un peu profité… les jeunes ont le sens du commerce.

Maintenant il est bien embêté. Le pot lui paraît plus gros que dans le magasin. Il aurait dû se contenter d’un bouquet… un petit bouquet de roses pour la Saint Valentin, c’est déjà bien. Et pas plus idiot qu’un bouquet de jonquille à la Saint Hugues. Mais un sourire, une plaisanterie, et un peu de boniment… et maintenant c’est tout le rosier qu’il doit trimbaler.

Elle va bien se marrer, quand elle va le voir avec son embarras. Il s’en veut déjà d’en avoir encore trop fait. Et puis les voisins vont encore faire des commentaires ; impossible d’être discret avec un rosier tout entier dans le coffre. En plus, un rosier en fleurs et en feuilles en plein hiver, les enfants vont lui dire que ce n’est pas bon pour la planète… foutaise, la planète elle ne va pas mal, c’est tout le reste qui va mal. Et ça, elle le sait bien… alors le rosier, finalement ce n’est pas une si mauvaise idée.

Et puis à l’âge qu’il a, il peut bien débloquer un peu et confondre le saint patron des jardinier avec celui des amoureux. Voilà il a trouvé une parade aux remarques: début de sénilité, ils n’y verront que du feu. Il ne va pas leur avouer que la petite vendeuse l’a bien embobiné avec ses « et votre dame, elle va bien être étonnée» par là et ses « ça fait plus d’effet » par ci…

De toute façon, après 43 ans de vie commune, il ne cherche plus à faire de l’effet, il veut juste tenter d’étonner encore un peu de temps en temps. Les grandes secousses c’est du passé, un petit tressautement c’est déjà un sentiment enviable.

Bon c’est pas tout de trouver des ruses de sioux pour cacher cet égarement commercial, maintenant il lui faut transférer le pot et son contenu piquant sans se retrouver écorché. Arrivé devant « sa dame » comme elle dit la fleuriste, couvert de sang ça va gâcher l’effet…. Surtout que passé 70 ans, les médecins vous trouvent un tas de raison pour faire mieux circuler le sang dans vos veilles veines toutes molles. Et il s’est retrouvé bourré de fluidifiants qui le transforme en fontaine à la moindre éraflure. Au début ça la faisait rire de le voir se battre avec des pansements. Puis elle s’est habituée. On s’habitue à tout.

Il n’est pas trop lourd ce pot mais bien encombrant. Voilà il le pose sur la dalle juste devant. Finalement c’est pas si mal. Mais avec le pot, ça fait un peu trop artificiel. Il se demande s’il ne devrait pas carrément le planter. Planter un rosier un 14 février, c’est un peu décalé ? Oh et puis zut, quitte à passer pour un con, autant assumer . Allez mon vieux un bon coup de piochon dans la grosse jardinière en pierre et hop…

Et le voilà à quatre-pattes dans les graviers de l’allée à se battre avec le rosier qui ne veut pas sortir de son pot en plastique. Et après on nous dit que la nature n’aime pas le plastique…

Et comme par hasard, c’est le moment que choisi le Julien pour se pointer :

Ben, vous faites quoi Monsieur Merlot?

– Tu vois bien, je plante un rosier pour la Saint Valentin.

– Oh, un rosier en fleur en février ? c’est pas très raisonnable…

– J’ai passé l’âge de raison puis je ne vais pas lui offrir un buisson d’épine tout nu ? c’est quand même plus joli comme ça non ?

– Oui, ça fleurit le quartier… et ils n’annoncent pas de gelée pour le moment, on peut toujours essayer. Il suffira de bien le protéger…

– Aide moi à me relever au lieu de faire le diseur. Elle n’aime pas qu’on bavasse à rien…

Il se recule pour voir le travail. Finalement la vendeuse avait raison, ça fait de l’effet ce rosier. Et puis il n’est pas si grand, il arrive juste sous l’inscription gravée dans le marbre blanc :

Léonie Merlot 
née le 25 décembre 1949
décédée le 1er avril 2020
un bouquet de jonquille à la main

La Carte Postale Chap.4

Ça sent le produit moussant, la cigarette froide et un léger fumet de sardine grillée. J’ai mal au cœur. L’ambiance est kitch, mélange hasardeux d’objets de marine, de souvenirs de vacances des habitués et des restes d’un passé faste en animation viril.

Je suis devant le comptoir, le patron est un géant à petite tête. Le seul client est accoudé à l’autre bout, devant un picon-bière, caché sous la capuche de sa pèlerine. Je me sens ridicule, genre albatros sur un pont de bateau ( mon prof de français de lycée se retournerait dans sa tombe, s’il était mort). J’attends la réponse à ma question et le patron me torture en faisant semblant de chercher.

–  Eulalie ? Serveuse ici … ch’ai pas trop peu…. Ah, c’est p’t-être la miss Api que tu cherches ? Non ?

– Happy ?

– Elle est parti depuis belle lulu voir si les crétins poussent dans les Alpes.

– Happy ? C’est son nom ?

– T’es un drôle de gus toi, tu cherches une donzelle dont tu connais pas le blase ? T’es mal engagé dans l’écluse, hein mon gars? C’est A. P. I un peu comme la vache. T’es blanc comme carême, prend ma potion au plantes des dunes ça va te rendre plus loquace. Tu vois p’tit, comme les vaches elle est repartie dans les alpages.

Joignant les mots à la parole, ou l’inverse, il me sert un verre et une digression de premier ordre sur l’élevage des bovins, la méthanisation de l’herbe et le prix du beurre. C’est carrément hors contexte. Heureusement le fantôme au picon-bière l’arrête net :

– Donne lui une adresse ce sera plus utile que ton baratin.

Il ne m’était pas venu au peu d’esprit me restant qu’il pouvait s’agir d’une femme. Très vielle qui plus est. Bien 250 ans, à vue d’oreille.

Hé Mamé, cause à ta fillette et m’ fais pas la leçon. Bon, si j’ai tout suivi, tu lui cours après à la Miss Api. Tu t’es cramé les ailes dans les braises de son petit minois ? Ici elle mettait des lentilles de couleur pour pas effrayer les anglais, ils voient des sorcières partout les jellys… y’a pas plus con qu’un anglais à Calais….

Je n’ai pas entendu la suite de la logorrhée, il est parti dans l’arrière salle… je regarde mon verre rempli d’un liquide bleu ciel, le « Mamé » fait mine de trinquer. Maintenant je vois son visage, je réévalue son age à un petit 150 ans.

T’inquiète gamin, c’est un marin, il s’y connaît en tangage de cœur ! Il a déjà vomi pour des jupons mal fagotés… et puis la Miss là, il sait bien ce qu’elle peut faire à un gars… bois donc, ça va te remettre droit.

Le marin revient et me tend une carte postale qui ressemble étrangement à la mienne : La statue de l’éléphante vue sous un autre angle. Au dos il y a un petit texte :

Eulalie, jeune éléphante d’Afrique acquise en 1878 par Hippolyte Bouteille, premier conservateur du Muséum de Grenoble de 1847 à 1881. Aujourd’hui elle monte la garde été comme hiver, à l’entrée du Muséum.

Et dans la place restante, dans une belle écriture ronde et penchée : «M’envoyer mon chèque de solde chez Armand Mollard rue Saint Sébastien 73480 Bessans. Merci d’avoir retenu mes amarres je repasserai (votre chemise) un jour de tempête. No happy but API. »

Tu notes l’adresse et tu me rends la carte… c’est mon petit trésor. Souffle t’il dans un grand soupire à vous retourner un foc.

Je m’exécute en gribouillant l’adresse sur le dos de mon billet de train. Et je vide mon verre d’un trait. C’est sucré et glaçant, un arrière goûts terreux et dans la seconde qui suit le tannin épicé me remonte de la glotte jusqu’aux narines. Je ne sais pas si c’est épouvantable ou divin, entre la Suze et l’Ambroisie. Je sais maintenant à quoi tournent les dieux de l’olympe. Ça dépasse toute les expériences d’empoissonnement entreprise par mes soins sur ma petite personne. Je me dis qu’Alex devrait faire un stage intensif au bout de ce comptoir, cela lui ferait un beau voyage, avec éléphante rose et herbes des dunes.

Je tire mon portefeuille pour régler avant que le « bad trip » ne casse l’ambiance, mais le patron m’arrête d’un geste.

C’est pour moi mon gars. Si j’te savais raisonnable, j’te donnerais même toute la cuvée pour te faire rosir les joues, mais vu que t’es là, c’est que t’as pas le gaz à tous les étages. Tu repasses quand tu veux. Et si tu trouves la miss, dis lui qu’on bouge pas de l’horizon.

Je sors, sonné par le breuvage dunaire et la soudaine lumière, je sers dans ma poche le billet de train. Dommage que je sois athée, ce serait le moment idéal pour une apparition…

Je suis au milieu de la place d’armes, j’ai l’espoir incroyable de revoir cette fille et la perspective de traverser la France jusqu’aux Alpes me fais sourire comme un bienheureux.

Mais une toute petite voix me dis que cette histoire est absurde, que je suis mal barré, qu’il faut que j’appelle ma mère de toute urgence… Au diable saleté de criquet ! je ne suis pas qu’un bonhomme de bois ! je suis même le gars au taux de dopamine le plus élevé monde !

Et je veux bien continuer à courir .

La Carte Postale Chap.3

C’est le terminus. Le voyage s’est transformé en publicité pour l’avion : un contrôleur patibulaire – Ok, c’est un pléonasme-, un voisin adipeux ronfleur et une octogénaire malingre affublée d’une valise surdimensionnée. Je me suis même demandé si son gentil mari n’était pas caché dedans pour resquiller la place. C’est roublards les vieux. En plus elle s’est évertué à écraser mon pied avec la dite valise à chaque passage. Cela m’apprendra à le laisser traîner dans l’allée. D’un autre côté je n’ai jamais était fort au Tetris, compétence indispensable pour ranger deux jambes et leur pieds dans l’espace que la Sncf leurs a réservés.

Mais pourquoi donc une petite mamie à besoin d’aller cinq fois au toilette, avec sa valise, en deux heures ? La prochaine fois je prendrai un stock de cartes de visite de spécialistes : endocrinologue pour le contrôleur, ORL pour le voisin, urologue pour l’ancêtre et psy pour le concepteur de l’espace vital des voyageurs.

Dans le wagon, le haut-parleur poussif ( Ok, c’est encore un pléonasme) transmet la voix robotisée du contrôleur :  « Tout le monde descend ! ». Le train obtempère. Enfin la libération, mes jambes engourdies foulent le sol du paradis des désespérés et des pauvres bourgeois de Calais…

!Lors de notre nuit bretonne, Eulalie m’avait parlé des gamins sur la passerelle au-dessus de la voie ferrée. Je ne l’avais pas cru. J’avais imaginé une affabulation pour tester mon degré de sentimentalisme, avec une échelle de valeur : il pleure, c’est une chiffe molle, il a les yeux sec, c’est un insensible… j’avais donc tenté les yeux juste humides. Maintenant j’étais bien obligé d’y croire aux petits calaisiens en mal d’aventure, cherchant une évasion en regardant passer les trains. Quelques kilomètres avant la gare, nous avions passé au ralentit l’aiguillage du Tunnel sous la Manche. Cela avait laissé le temps à toute une bande d’adolescents de nous faire coucou, à nous les heureux voyageurs. Le conducteur s’était même fendu d’un petit coup de klaxon. « Tutut ! Regarde mon gros engin ! ». Bon sang ! A 15 ans j’avais d’autres occupations que de regarder passer les trains ! Cela en disait long sur les limites de leur petit territoire. Donc avant même d’avoir foulé le parvis de la gare et aperçu la fameuse « Jungle de Calais », j’avais déjà eu ma dose de misère émotionnelle.

Je me souviens avoir dit à Eulalie que je n’aimais pas le mot « migrant », trop proche de « migrateur ». La similitude phonétique entre les deux mots laisse croire à certains que la comparaison est possible. Un oiseau migrateur est un voyageur par nature. Il a deux patries et un chemin par évolution de l’espèce. Son état est une transcription génétique. Alors que les migrants humains sont en fuite pour échapper aux ogres qui mangent leur vie. Fugitif serait donc un meilleur euphémisme… Voilà que je me mets à analyse le monde avec de belle phrase inutiles ; le voyage m’a rendu philosophe, ou un peu prétentieux. Ok, j’arrête définitivement avec les pléonasmes.

Devant la gare, les oiseaux migrants ont piteuse allure. Je cherche un quidam au teint clair pour demander mon chemin. Mais il n’y a personne de couleur local, alors je me rabats sur un jeune gars qui semble avoir mon age et des milliers de kilomètres dans les chaussures. Bonne pioche, il m’indique dans un français très scolaire que la Place d’Armes est tout au fond de l’avenue après la tour. Il y a donc des livres dans la jungle. La facilité de ma vie de petit nanti vient de m’éclater à la gueule, à grand coup de sourie afghan. Je me sens ridicule avec ma quête futile mais je me mets en route en suivant la direction indiquée.

La rue ne ressemble pas à une avenue, il n’y pas que moi de prétentieux dans cette ville, et au bout je ne trouve qu’un reste d’église ou de phare, une ruine indéfinissable. Je m’attendais à de la vielle pierres et des pavés ; je suis sur un parking au milieu d’immeubles sans âme animé par le cri de quelques mouettes… tout est saugrenu. C’est le seul mot qui me vient, saugrenu. Je le répète dans ma petite tête jusqu’à ce qu’il perde son propre sens. Cette ville me fait l’effet d’un pétard d’herbe bleue, il faut que j’arrête de déconner ou je vais finir réincarné en chat cinglé sur les genoux de mon colocataire.

Je fais le tour de la place pour trouver l’hôtel Bel Azur.

La façade de l’hôtel est un peu décrépite, dans un style inimitable d’entrée de self des années quatre-vingt… Il fallait oser donner un nom d’horizon à un hôtel de terminus. Je prends une grande inspiration avant de plonger et je pousse la porte.

Un arbre, cent ans, mille vies

Aujourd’hui je suis vieux. Un vieux qui tombe au ralenti vers le sol.

J’ai germé, poussé, je me suis déployé dans l’espace et dans le temps. J’ai tout vécu. La bise fraîche, le gel, le doux soleil, la sécheresse, la multitude, le déluge, le feu, la scie, la solitude… toute la vie. Mais je sens mes forces me quitter. Je ne suis plus qu’une vielle souche de chêne, seul au milieu du pré.

Il y a cinq ans, un gars très sûr de lui à dit au paysan que j’avais une descente de cime, et que je ne valais plus rien. Mais le paysan a haussé les épaules en lui répondant qu’un arbre avait bien plus de valeur debout que couché. Et il a envoyé valser le petit gars avec une bonne tape dans le dos.

Plus de valeur debout que couché ? Mais c’est quoi la valeur d’un vieux chêne ?

La valeur, c’est un concept étrange pour un arbre. Je conçois bien la branche, le nid sur la branche, le chant de l’oiseau dans le nid… Je conçois bien la racine, la sève qui monte, l’évaporation qui sert de pompe… Je conçois bien le soleil, les ondes lumineuses sur mes feuilles, la photosynthèse qui construit mon corps d’arbre… le chant de l’oiseau, la sève qui monte, l’énergie du soleil… tout cela a t’il une valeur pour les hommes ?

Les hommes sont de drôles d’animaux. Tous les autres animaux vivent sur nous, en nous, autour de nous, avec nous les arbres. Mais les hommes…

Enfants, ils se cachent derrière notre tronc, se balancent après nos branches, se remplissent les poches de nos glands, nous chatouillent l’écorce… rien que de petites coquineries. Puis très vite cela se gâte. Ils grimpent à travers nos branches sans ménagement, plantent des pointes pour faire tenir leurs cabanes branlantes et gravent leurs initiales en blessant nos fûts. Ils veulent déjà nous accaparer. Et adultes, c’est carrément le déni de notre existence : ils pissent sur notre tronc, y oublient leurs fils barbelés ou y essayent leurs armes à feux. Je ne vous parle même pas de ceux qui se font la guerre à nos pieds en y laissant leurs morts pourrir ou pire en pendant leur ennemi à notre meilleure branche… c’était il y a longtemps, mais c’est arrivé. Pas à moi, c’est un Pinson qui me l’a raconté, il le tenait d’un très vieux châtaignier… j’étais un petit chêne caché dans la haie, et son histoire d’homme mort accroché à une branche m’avait beaucoup impressionné.

Heureusement il y a des humains plus proches de nous. Comme ce jeune homme, bouquet de fleurs fanées en main, venu pleurer son amour perdu la joue contre mon écorce, j’étais son seul vrai ami. Je crois que je le suis toujours. C’est un vieux monsieur maintenant. Je le vois encore passer parfois au loin sur le chemin. Il s’arrête, me regarde et soupire. Il ne peut plus sauter le fossé et traverser le champ pour venir coller sa joue sur mon vieux tronc. Vu mon état, il doit se demander le quel de nous deux va mourir en premier. Il ne le sait pas, mais les arbres sont immortels.Je ne connais pas mon âge, personne ne le saura vraiment car je vais pourrir. Le scieur ne pourra par lire les lignes de croissance, les lignes de vie, compter les hivers et les étés. J’ai cent ans ou mille ans, je n’ai pas d’age.

J’ai déjà donné du bois, des feuilles, des glands. Avec mes racines j’ai tiré les richesses de la terre et du soleil pour en faire les briques de mon être, pour en faire de l’air pour la planète entière.

Le paysan a décidé de ne pas me faire tomber, il me laisse retourner au sol. C’est sa façon de me respecter, sa prière à lui. Il va peut-être me regretter en tant qu’arbre. Pourtant le bois pourrit mais ne meurt pas vraiment. Je repartirai en humus. Je vais me fondre à la terre, redevenir des nutriments pour tout un peuple d’insectes, de champignons et de bactéries.

Mourir en m’éparpillant en mille petites vie, pour mille petites graines, pour mille autres années… mourir et revivre pour l’éternité.