Aujourd’hui je suis vieux. Un vieux qui tombe au ralenti vers le sol.
J’ai germé, poussé, je me suis déployé dans l’espace et dans le temps. J’ai tout vécu. La bise fraîche, le gel, le doux soleil, la sécheresse, la multitude, le déluge, le feu, la scie, la solitude… toute la vie. Mais je sens mes forces me quitter. Je ne suis plus qu’une vielle souche de chêne, seul au milieu du pré.
Il y a cinq ans, un gars très sûr de lui à dit au paysan que j’avais une descente de cime, et que je ne valais plus rien. Mais le paysan a haussé les épaules en lui répondant qu’un arbre avait bien plus de valeur debout que couché. Et il a envoyé valser le petit gars avec une bonne tape dans le dos.
Plus de valeur debout que couché ? Mais c’est quoi la valeur d’un vieux chêne ?
La valeur, c’est un concept étrange pour un arbre. Je conçois bien la branche, le nid sur la branche, le chant de l’oiseau dans le nid… Je conçois bien la racine, la sève qui monte, l’évaporation qui sert de pompe… Je conçois bien le soleil, les ondes lumineuses sur mes feuilles, la photosynthèse qui construit mon corps d’arbre… le chant de l’oiseau, la sève qui monte, l’énergie du soleil… tout cela a t’il une valeur pour les hommes ?
Les hommes sont de drôles d’animaux. Tous les autres animaux vivent sur nous, en nous, autour de nous, avec nous les arbres. Mais les hommes…
Enfants, ils se cachent derrière notre tronc, se balancent après nos branches, se remplissent les poches de nos glands, nous chatouillent l’écorce… rien que de petites coquineries. Puis très vite cela se gâte. Ils grimpent à travers nos branches sans ménagement, plantent des pointes pour faire tenir leurs cabanes branlantes et gravent leurs initiales en blessant nos fûts. Ils veulent déjà nous accaparer. Et adultes, c’est carrément le déni de notre existence : ils pissent sur notre tronc, y oublient leurs fils barbelés ou y essayent leurs armes à feux. Je ne vous parle même pas de ceux qui se font la guerre à nos pieds en y laissant leurs morts pourrir ou pire en pendant leur ennemi à notre meilleure branche… c’était il y a longtemps, mais c’est arrivé. Pas à moi, c’est un Pinson qui me l’a raconté, il le tenait d’un très vieux châtaignier… j’étais un petit chêne caché dans la haie, et son histoire d’homme mort accroché à une branche m’avait beaucoup impressionné.
Heureusement il y a des humains plus proches de nous. Comme ce jeune homme, bouquet de fleurs fanées en main, venu pleurer son amour perdu la joue contre mon écorce, j’étais son seul vrai ami. Je crois que je le suis toujours. C’est un vieux monsieur maintenant. Je le vois encore passer parfois au loin sur le chemin. Il s’arrête, me regarde et soupire. Il ne peut plus sauter le fossé et traverser le champ pour venir coller sa joue sur mon vieux tronc. Vu mon état, il doit se demander le quel de nous deux va mourir en premier. Il ne le sait pas, mais les arbres sont immortels.Je ne connais pas mon âge, personne ne le saura vraiment car je vais pourrir. Le scieur ne pourra par lire les lignes de croissance, les lignes de vie, compter les hivers et les étés. J’ai cent ans ou mille ans, je n’ai pas d’age.
J’ai déjà donné du bois, des feuilles, des glands. Avec mes racines j’ai tiré les richesses de la terre et du soleil pour en faire les briques de mon être, pour en faire de l’air pour la planète entière.
Le paysan a décidé de ne pas me faire tomber, il me laisse retourner au sol. C’est sa façon de me respecter, sa prière à lui. Il va peut-être me regretter en tant qu’arbre. Pourtant le bois pourrit mais ne meurt pas vraiment. Je repartirai en humus. Je vais me fondre à la terre, redevenir des nutriments pour tout un peuple d’insectes, de champignons et de bactéries.
Mourir en m’éparpillant en mille petites vie, pour mille petites graines, pour mille autres années… mourir et revivre pour l’éternité.