Lettre à Thérèse

Lettre ouverte à cette connasse de Thérèse.

Il est 14h12 et je suis assis par terre au milieu du salon, le piano en morceau. Il y a neuf notes qui résonnent en permanence dans le chaos de mon cerveau.  Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do La

MJe les ai entendues pour la première fois sur le quai d’une petite gare de l’ancienne République Socialiste Tchécoslovaque. Il s’agissait de la petite annonce musicale qui interpellait le voyageur avant qu’une voix féminine annonce le train en partance. 9 notes qui m’ont subjugué. Là sur ce quai délabré datant d’un autre monde, au milieu d’une foule joyeusement miséreuse, mon énorme sac sur le dos et mon pote d’aventure le nez en l’air à la recherche de l’info qui nous sortirait de notre marasme… notre carte Inter-rail en poche nous étions au milieu de l’Europe persuadés que le monde nous appartenait. On n’avait pas encore compris que le monde appartenait déjà à d’autres… Mais sur ces notes, utilisées comme un slogan publicitaire à la noblesse d’un pays en ruine, j’ai senti mon estomac se resserrer. Et les 3000 km parcourus pour arriver là m’avait déjà appris une chose : les sentiments ne siègent pas dans le cœur mais dans l’estomac.

Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do La : paf ! Un grand coup dans l’estomac.

Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do La. J’ai siffloté ça tout le reste du trajet… à rendre fou mon camarade de voyage. Il me donnait des coups de poings dans l’épaule, en éructant contre la propagande socialiste qui m’avait mise cette saleté de phrase musicale dans la tête. Mais au risque de l’incident diplomatique, j’étais incapable d’arrêter le disque.

Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do La. Je trouvais d’une classe inouïe d’avoir choisi d’éclairer chaque intervention vocale en gare d’une promesse d’amour. C’était évident, ces notes étaient une promesse d’amour. Mais ça, je n’allait pas l’avouer. Un baroudeur revient dans son beau pays avec des chaussures trouées, des histoires improbables et des morceaux du monde au fond de ses poches, mais pas avec neuf notes de musique en promesse d’amour. C’est en arrivant dans ma bourgade, en Suisse, toujours sifflotant cette phrase accrochée au bout de ma langue que le chef de gare, m’a envoyé valser avec un « Ah, çhâ c’est Lettre pour Élise ! Beethoven bien chûr, 1810 je croi». Et il s’est mis à me chanter la suite. Ta Ta ta ta tin, na, na na na nin… Lettre à Élise ? Alors la promesse existait vraiment ? Élise, quel prénom !

Avant même de rentrer chez papa-maman, j’ai filé chez le disquaire… et je suis reparti avec une compilation de Monsieur Ludwig Van Beethoven. Il m’a fallut bien quatre heures après avoir franchi la porte de la maison familiale avant de pouvoir écouter « Lettre à Élise » en entier. Pendant que je me pliais aux rites de retour du fils prodigue, je ne pensais qu’à ça. Mettre le CD n°3 à la plage 5. Quand la délivrance est arrivée, ce fut digne d’un dépucelage. J’en ai encore les larmes qui pointent rien qu’en y pensant.

Vingt-cinq ans plus tard, le Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do est toujours là. Depuis j’ai écouté tout Beethoven, puis tout Bach, puis tout Mozart, puis tout Vivaldi… puis je me suis arrêté là, franchement la musique classique c’est pénible. Mon truc avant c’était plutôt le rock. Depuis le quai de gare, il n’existe pour moi que Lettre à Élise , piano en la mineur composée par Ludwig van Beethoven en 1810. Point barre. Je ne parlais pas aux copains de ma petite marotte, trop risqué pour mon prestige. Dans la bande j’étais celui qui avait traversé l’Europe pas le mec qui rêve d’écrire à Élise.

J’ai séduit ma femme avec mes souvenirs de baroudeurs et neuf notes, ça pose un homme de siffloter du Beethoven. En plus quand tu lui dis que c’est une promesse d’amour… Elle a mis deux ans de mariage, le temps d’écouter tout Beethoven, puis tout Bach, puis tout Mozart, puis tout Vivaldi pour se rendre compte de la supercherie… son mari n’était bon qu’en promesses pas en amour. Mais on avait déjà mis en route une fille.

Ma fille a fait cinq ans de solfège et quatre de piano. L’éducation musicale de la petite Élisa m’a coûté un bras mais grâce à sa dévotion pour son père, j’avais mon petit shoot de promesse d’amour à domicile. Ça gonflait sérieusement ma femme mais je n’ai rien lâché. Il fallait voir ma petite s’échiner sur ce morceau assise fièrement sur son tabouret. Puis les invités ont commencé à se faire rare : Lettre à Élise, massacré quatre fois de suite au piano mal accordé, ça vous gâche un apéro entre copains. Ce n’est pas de ma faute si on n’a pas l’oreille musicale dans la famille.

Il est vrai que j’aurais dû lever le pied sur le Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do. Surtout quand ma femme a prétexté que je sifflotais en dormant pour faire chambre à part, ou lorsqu’elle m’a offert pour mes 40 ans le CD avec « Lettre ouverte à Élise » d’Anne Sylvestre. C’est pas pareil avec des paroles, surtout qu’elles ne sont pas bien claires ces paroles : une histoire de voisine qui devrait se taper le facteur au lieu de se farcir des doubles soupirs… par contre pour ma femme c’était déjà très clair.

Puis un jour, j’ai trouvé le Saint Graal. Non pas la partition originale, je ne sais pas lire la musique. Mieux, j’ai trouvé une sonnette de porte qui carillonne sur Lettre à Élise. Jubilation totale ! j’ai passé deux jours à faire des tests. Ça a rendu ma femme émotionnellement fragile. Je lui ai dit « vas y, sort et sonne ! » pour la détendre. Elle est sortie, a refermé la porte mais n‘a jamais sonné. Elle était partie. Sur la table il y avait un papier avec écrit en rouge : Vas te faire foutre avec ta Élise. Je ne savais pas ma femme si jalouse. Il paraît que maintenant elle vit avec un musicien de jazz. Je suis sûr qu’il n’y connaît rien non plus en musique classique.

Moi, je commande des trucs sur Amazon pour que les livreurs viennent sonner à ma porte et le Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do, c’est mon annonce de gare personnelle. Le bonheur à chaque livraison. Et ça me passe le temps. Avant-hier j’ai commandé en express la biographie de Beethoven… le livre était en promo avec livraison gratuite. Ce matin la sonnette a retenti sur la promesse d’amour à 9h30. Le bonheur !

Mais depuis 13h45 ma vie n’a plus de musique. Je n’aurais pas dû lire le paragraphe « petite histoire de Lettre à Élise ». Élise s’appelait en fait Thérèse, elle n’aimait même pas Beethoven, trop vieux et pas assez bien pour elle. En plus elle n’a jamais entendu le morceau « Für Therese » Elle était déjà morte quand la partition fut ressorti du merdier laissé par ce vieux crétin… Je ne savais même pas qu’il était allemand ce con. « Für Therese », c’est moche « pour Thérèse »… tu parles d’une promesse d’amour à une pimbêche. Elle en avait rien à foutre la Thérèse.

Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do , non vraiment ce ne sont pas des notes destinées à une Thérèse. Ce n’est pas possible. Thérèse, c’est le nom de mon ex-femme.

A 14h05, j’ai débranché la sonnette puis consciencieusement explosé le piano avec le tabouret.

C’est con, maintenant le tabouret est cassé, je ne peux même me plus me pendre.