Un cœur en flamme

Gravure de Patrick Rocard

Samedi en début d’après-midi. La rue est déserte. Il fait chaud, pas un brin de vent.

Le mois d’avril se prend pour le mois d’août et je marche pour vider mon esprit entre deux rendez-vous. Cette partie de la bourgade a un urbanisme désincarné. Entrepôts mal recyclés, espaces sans être vivant, asphalte fissuré et ronron du climatiseur de l’hôpital voisin…

Une légère odeur de soufre dans l’air.

Sur le trottoir d’en face une grande vitrine d’un ancien magasin; partiellement abritée des regards par un vieux store, elle cache l’abri d’un graveur. Du coin de l’œil, j’aperçois un mouvement derrière la vitre. Les lames du rideau découpent en tranches verticales sa silhouette penchée. Lunettes chaussées, attitude concentrée, gestes précis. Il est à sa table de travail.

Je suis là, les talons plantés au milieu du trottoir, en balance… J’hésite. Envie de traverser la rue et d’aller frapper à la porte. Je fais un pas pour descendre sur la chaussée, mais quelque chose m’arrête. C’est indistinct, lointain, un peu animal. Un main invisible me remonte sur le trottoir dans un mouvement à rebours.

La silhouette du graveur se redresse. Il regarde par la vitre, les yeux dans le vide. Je ne suis qu’une ombre le long du mur d’en face… et il replonge sur son ouvrage. Je reste en suspend à me demander ce qui prend forme sous ses mains blanches, images fantasmées sur plexiglas : animalcules tentaculaires, cœur en flamme, petits hommes dansants, ville coincée dans un bol ou arbre déformé par les maléfices de la vie… tout cela je l’ai déjà vu en me penchant au dessus de son épaule. Il me faut rêver d’autres choses.

Dans quelques heures l’ouvrage sera sur papier. Encre pressée, couleur figée, il décidera alors de donner une chance à son dessin… ou de l’oublier.

Je m’imagine traverser la rue, frapper à la porte de verre, lui faire un petit signe en salut et lui lancer un « comme va  l’artiste? ». Il me montrera son travail en cours, on parlera équilibre, tracé, couleur, encre, ou de toute autre chose selon son humeur. Je connais les sujets à éviter, les fragilités, les contournements que parfois nos conversations lui forcent à prendre… mais à le voir découper en lanières derrière le store, je le sens particulièrement concentré. Est-ce mon instinct qui me chuchote de m’abstenir ?

Je reprends d’un pas rapide mon itinéraire en faisant danser des petits hommes difformes dans des bols asiatiques portés par…

Un énorme bruit, une chaleur intense et un bourdonnement douloureux.

Mes tympans explosés, la vitrine éparpillée sur la chaussée, les lanières du store tordues sous la chaleur, et autour de moi une pluie de petites feuilles imprimées tombant dans un doux mouvement de balancement. A genoux sur le trottoir, le corps replié par la douleur au milieu des débris, je regarde un petit cœur en flamme se poser à mes pieds…

Il n’avait pas fermé sa bouteille de gaz.

En bons voisins

Avertissements : lire ce petit texte vous expose à un contenu misogyne, grossier et violent. Mais puisque vous êtes des adultes munis d’un cortex, vous êtes en mesure de comprendre le second degré.

Le réveil sonne, la tête en vrac, 4h30. Embauche dans une heure, va falloir s’extirper du pieux.

Ce salopard de voisin a encore fait beugler sa poupée toute la nuit. Il la tabasse, elle beugle. Il la saute, elle beugle encore mais en plus aiguë…

Et dire que pour une seule torgnole, la mienne elle s’est cassé avec les meubles et les gosses. Avec ce que je m’étais enfilé, j’avais des circonstances atténuantes. Mais va faire comprendre ça à une meuf.

Allez, un petit noir et ça ira mieux, mais avant pisser un coup…J’ai bien envie de pisser sur son paillasson à ce connard. Ça me soulagerait. Et puis ça changerait de la pisse de son clébard. Aussi con que son maître, gros molosse à grande gueule et sans couille. Il le laisse pisser sur le palier, cet enfoiré a la flemme de le descendre le soir.

Allez, bouge toi, tu vas être à la bourre et le contre-maître il n’attend que ça pour t’allumer.

Un calbut propre, un futal pas trop crade et go pour la mine. Je bosse pas dans une mine, hein. Mais c’est tout comme, c’est sombre, ça pue et on crève au taff. Encore quelque mois et j’aurai assez de tunes pour me casser de ce nid de termites.

Les clefs de ma caisse, allez je suis paré.

Mais qu’est-ce que c’est ? Putain j’ai marché dans une merde ! Une putain de merde de chien au milieu du palier. Je vais le buter ce fils de pute, quel bâtard avec son clebs, je vais le trouer, j’ai ce qu’il faut dans ma poche pour lui ouvrir le bide avant le petit-déj’. Je tambourine à sa porte : Ouvre salopard! j’ai un truc pour toi fils de pute, on va voir si t’as tes couilles ou si t’es comme ton chien. Je vais t’apprendre à…

Et merde, il a un flingue. C’est le contre-maître qui va être content…

Comme une pêche sauvage

Une pêche de vigne est un petit fruit plein de promesse.

Je ne parle pas des grosses pêches de jardin qui étalent leurs rondeurs et couleurs criardes dans des vergers biens rangés. Je veux attirer votre attention sur ces petites pêches grisâtres, qui poussent au bords des chemins rocailleux et dans les haies mal taillées. Il faut battre la campagne en fin d’été et ouvrir l’œil pour trouver ces sauvageonnes.

La pêche de vigne a une odeur exaltante, comme concentrée, on la sent souvent avant de la voir. Sa peau duveteuse s’ouvre d’un coup d’ongle et dévoile une chair rosée striée de rouge, souple et juteuse. Pourtant il faut être un averti pour la savourer pleinement. A l’empressé qui la croque au pied de l’arbre sans précaution, ne reste en bouche qu’une l’enveloppe rêche sous la langue… et une promesse de plaisir envolée.

On prend le fruit sur l’arbre, pour l’avoir à maturité. Si on le ramasse au sol, il est déjà gâté. Il faut savoir juste l’effleurer et voir s’il nous tombe dans la main. Le cueilleur trop insistant, qui tire le fruit jusqu’à ce qu’il cède ne récoltera qu’une pêche revêche trop dure et sans intérêt.

Les promeneurs aguerris qui veulent profiter d’un plaisir rapide doivent être outillés d’une lame fine pour déshabiller la belle sur place. Mais cela demande du doigté et de l’expérience.

Parfois on trouve en fin de saison un fruit perdu au pied de l’arbre, caché dans les ronces qui ont amorti sa chute légèrement, meurtri mais pas encore pourri… Une pêche ayant un peu de vécu est une bonne première expérience de plaisir instantané : l’enveloppe abîmée se retire facilement et on retrouve un fruit savoureux. Un pêche dégustée au pied de l’arbre fait alors oublier les traces de ronces sur les mains.

Toutefois pour obtenir le meilleur il faut se plier au rituel, le dérouler dans une impatience retenue pour laisser au fruit la possibilité de s’exprimer. Je conseille donc aux glaneurs débutants d’emmener leur récolte, dans un contenant adapté, jusqu’à leur foyer. A noter que les contenants trop communs et autres sacs plastique sont a proscrire, un panier en osier ou un cabas, selon vos possibilités, sont fortement conseillés. C’est comme pour tout rendez-vous, il faut y mettre les formes.

Il est judicieux de faire patienter les belles une demi-journée pour que le parfum perdu en chemin se reconstitue. Ensuite on plonge la pêche dans de l’eau frémissante pour délicatement la pocher. En se brûlant légèrement le bout des doigts, on peut alors ôter la peau par petits mouvements circulaires.

Et là, le fruit tout nu, tout en chair, doux et luisant, ne demande plus qu’a être croqué. Le suc savoureux a perdu toute son amertume pour laisser une palette multiple de sucré et d’acide. Et on se retrouve à se lécher les doigts de plaisir sans même s’en rendre compte… que la vie est belle !

Certains rajouteront des artifices, vin, sucre ou crème. Pourquoi pas ?

Mais il faut aussi savoir profiter en pleine conscience du trésor brut offert par un simple fruit : la recherche, l’attente, la préparation, le désir qui brûle et enfin la puissance du plaisir… la nature nous donne tout ce qu’il faut pour être heureux, il n’y a qu’à apprendre à en cueillir les fruits.

Et maintenant plus jamais vous ne regarderez une pêche de vigne de la même façon.

Contre les planches

Le soleil descend dans le ciel d’avril.

Debout, le dos contre le bardage en bois, le soleil me chauffe le visage. Je sens les irrégularités des planches au travers de mon pull. Tu me chuchotes des mots doux, tu parles d’avenir radieux, je fais semblant d’y croire un peu. Je te caresse doucement le creux des reins. Je descends un peu mes mains… Un peu trop ?

D’un coup, le désir monte dans tes yeux comme un orage, sombre et inquiétant. Du léger bleu turquoise on tombe dans l’outremer profond.

Tu poses tes mains sur mes bras, ton bassin appuyé sur mes hanches, tu me plaques contre la paroi de l’abri, et tu appliques un baiser fiévreux sur mes lèvres. Je ne peux pas bouger, je suis à toi. Ton souffle est saccadé, je suis en apnée. Ta langue effleure mes lèvres, en attente d’un consentement. Tu te recule légèrement, dans une respiration je murmure un « encore ». Puis, brutalement, ta langue dans ma bouche, toute entière, tu me pénètres littéralement. Et ton corps qui ondule contre le mien. Le plaisir est explosif, l’onde de choc parcours mon corps et mon âme.

Tu lâches ton emprise, aussi surpris que moi par ce que tu viens de faire. Tu te recules légèrement, gêné, tu cherches dans mes yeux si tu as fait bien ou si tu as fait mal. L’outremer s’éclaircit lentement…

Et moi, abasourdie, les jambes en coton, je comprends que sous les derniers rayons de l’après-midi, appuyée contre les vielles planches, tu viens de me faire l’amour à ta manière, avec un simple baiser. Je n’en reviens pas… mais j’en veux encore.