Samedi en début d’après-midi. La rue est déserte. Il fait chaud, pas un brin de vent.
Le mois d’avril se prend pour le mois d’août et je marche pour vider mon esprit entre deux rendez-vous. Cette partie de la bourgade a un urbanisme désincarné. Entrepôts mal recyclés, espaces sans être vivant, asphalte fissuré et ronron du climatiseur de l’hôpital voisin…
Une légère odeur de soufre dans l’air.
Sur le trottoir d’en face une grande vitrine d’un ancien magasin; partiellement abritée des regards par un vieux store, elle cache l’abri d’un graveur. Du coin de l’œil, j’aperçois un mouvement derrière la vitre. Les lames du rideau découpent en tranches verticales sa silhouette penchée. Lunettes chaussées, attitude concentrée, gestes précis. Il est à sa table de travail.
Je suis là, les talons plantés au milieu du trottoir, en balance… J’hésite. Envie de traverser la rue et d’aller frapper à la porte. Je fais un pas pour descendre sur la chaussée, mais quelque chose m’arrête. C’est indistinct, lointain, un peu animal. Un main invisible me remonte sur le trottoir dans un mouvement à rebours.
La silhouette du graveur se redresse. Il regarde par la vitre, les yeux dans le vide. Je ne suis qu’une ombre le long du mur d’en face… et il replonge sur son ouvrage. Je reste en suspend à me demander ce qui prend forme sous ses mains blanches, images fantasmées sur plexiglas : animalcules tentaculaires, cœur en flamme, petits hommes dansants, ville coincée dans un bol ou arbre déformé par les maléfices de la vie… tout cela je l’ai déjà vu en me penchant au dessus de son épaule. Il me faut rêver d’autres choses.
Dans quelques heures l’ouvrage sera sur papier. Encre pressée, couleur figée, il décidera alors de donner une chance à son dessin… ou de l’oublier.
Je m’imagine traverser la rue, frapper à la porte de verre, lui faire un petit signe en salut et lui lancer un « comme va l’artiste? ». Il me montrera son travail en cours, on parlera équilibre, tracé, couleur, encre, ou de toute autre chose selon son humeur. Je connais les sujets à éviter, les fragilités, les contournements que parfois nos conversations lui forcent à prendre… mais à le voir découper en lanières derrière le store, je le sens particulièrement concentré. Est-ce mon instinct qui me chuchote de m’abstenir ?
Je reprends d’un pas rapide mon itinéraire en faisant danser des petits hommes difformes dans des bols asiatiques portés par…
Un énorme bruit, une chaleur intense et un bourdonnement douloureux.
Mes tympans explosés, la vitrine éparpillée sur la chaussée, les lanières du store tordues sous la chaleur, et autour de moi une pluie de petites feuilles imprimées tombant dans un doux mouvement de balancement. A genoux sur le trottoir, le corps replié par la douleur au milieu des débris, je regarde un petit cœur en flamme se poser à mes pieds…
Il n’avait pas fermé sa bouteille de gaz.