Le Conférencier

Le conférencier entre dans la salle par la porte du fond. Il faut savoir surprendre son public. Au fur et à mesure de sa progression vers la scène, la salle se tait. Il est chercheur à Stanford. Tout le monde, ici, le sait.

Arrivé sur l’estrade, il tapote le micro ; il fonctionne, tout va bien.

Il balaie du regard le public. Sa tension monte. Ce moment est toujours une petite épreuve. Les conférences lui permettent de vivre. Il en a fait son second métier, la semaine chercheur aux appointements de misère, le week-end conférencier.

Un chercheur ne se contente pas de l’amour du métier et de l’eau fraîche de la fontaine toute neuve du hall de l’Université. Seul les politiciens et les doyens ont ce genre de croyance.

Il est patron du département psychiatrie, la salle va boire ses paroles. Enfin, il l’espère.

Silence total du public ; il peut commencer.

Un geste au technicien et le titre de la conférence s’affiche en quatre par trois derrière lui :

Cycle de conférences interuniversitaire : Le rapport entre le corps et l’esprit Etude de la relation entre le stress et la maladie selon le genre –

L’entrée en matière doit vous mettre la salle dans sa poche. En la traversant il a pu voir que le public était majoritairement féminin, plutôt la quarantaine, pas trop guindé… il connaît assez la psychologie des femmes pour savoir les faire rire. Donc sa première phrase est :

«  Bonsoir, ce soir vous allez savoir pourquoi l’une des meilleurs choses qu’un homme puisse faire pour sa santé est d’avoir une épouse alors que pour sa femme la meilleure chose à faire est d’aller boire le thé avec ses amies. ».

Un blanc, puis l‘auditoire éclate de rire. Il maîtrise l’art oratoire.

Il réprime un léger sourire de satisfaction. la diapo suivante s’affiche. Il les a mises dans sa poche. Plus rien ne va l’arrêter pendant 55 minutes, elles vont en avoir pour leur argent.

«  Les femmes ont des systèmes de soutien interpersonnel grâce aux quels elles gèrent les différents stress et difficultés de la vie. Du point de vue physique les bons moments entre femmes les aident à produire plus de sérotonine, le neurotransmetteur de la bonne humeur, engendrant la sensation de bien-être et combattant les phénomènes dépressifs. Les femmes partagent leurs sentiments alors que les rapports amicaux entre hommes tournent souvent autour de leurs activités. Il est rare que ceux ci passent un bon moment ensemble pour parler du déroulement de leurs vies personnelles. Ils parlent de leurs passionnant travail, de leurs performances en sport, de la dernière voiture de chez Tesla, mais jamais au grand jamais de ce qu’ils ressentent. Ce soir je vais vous exposer le résultat des recherches réalisées par mon équipe qui démontrent que partager ses sentiments fait diminuer les symptômes de stress et améliore la santé mentale et physique .»

Diapos suivantes, chiffres et graphiques à l’appui, il explique que passer du temps avec ses proches est tout aussi bon pour la santé que de faire du jogging. Il demande «  vous pensez que votre séance de sport est bonne pour votre santé alors que passer du temps avec nos amis est non productif ? Ce qui n’est pas productif c’est une vie sans relation personnelle. Une vie sans ami est aussi délétère que de fumer. ». Bien sûr, il exagère un peu, tord légèrement les chiffres, mais il ne fait de mal à personne en poussant les mamans dépressives à sortir voir leurs copines plutôt qu’a s’exténuer sur leur vélo d’appartement… Il leur rappelle juste que partager le fond de son âme est le meilleur moyen de survivre à leurs vies de merde… enfin ça il ne le dira pas.

Au milieu de la salle, près de l’allée centrale, elle le regarde. Elle a mis sa robe verte, en résonance avec son humeur. Elle a envie de nature. Cette conférence l’ennuie. Il enfonce des portes ouvertes, voir même ment un peu pour mieux vendre son bouquin. Pourtant elle a besoin d’être là, à quelques mètres de lui. Entendre sa voix. Elle le croise souvent dans les couloirs de l’Université. Elle trouve tous les prétextes pour quitter l’aile des sciences sociales et faire un détour par les bâtiments du secteur Psy. Elle l’a connu alors qu’il n’était qu’un étudiant prometteur, ils se sont fréquentés comme on disait puis ils se sont perdus de vue. Enfin il a surtout préféré une plus diplômée et mieux née. Elle a réussi à digérer l’affront, la blessure et la trahison , grâce aux oreilles attentives de sa meilleure amie.

Mais lorsque 25 ans plus tard elle l’a revu, au rayon poésie de la bibliothèque, la blessure s’est rouverte instantanément, suppurante. Les peines d’amour ne guérissent jamais.

Planté en haut de son estrade, à faire le grand savant de l’âme féminine, elle le trouve toujours aussi séduisant. Sur la fiche administrative, il a indiqué qu’il était célibataire. Il a dû divorcer. Elle se dit qu’elle est trop conne de se raccrocher à une case sur une fiche administrative.

Lorsque la salle s’est rallumée pour les questions, il a remarqué la robe verte. Il n’y a que Sophia pour mettre une robe aussi végétale. On dirait Eve enroulée dans une vigne. Cette femme est tellement… incongrue. Il la préfère dans sa robe en dentelle. Cela fait d’elle une petite poupée d’étagère, une poupée qui traverse 3 fois par semaine son couloir… Il ne croit pas au hasard, même couvert de dentelle.

La conférence est terminée, les groupies s’agglutinent autour de lui alors que les applaudissements sont à peine retombés. Il la cherche des yeux tout en signant des dédicaces niaises empastillées de citations nébuleuses.

Il ne l’a pas regardé, comme dans le couloir. Elle doit être invisible. Elle rentre enveloppée dans son manteau mi-saison, un pan de robe verte battant au vent. Le cœur refroidi, elle appelle Camille.

«  – C’est Sophia, j’ai besoin d’air. – Viens chez moi pour les vacances… ou pour plus longtemps, ma proposition tient toujours. Et puis tu pourras tout me raconter ma cocotte »

Deux heures plus tard, elle ferme sa valise. Son billet de dernière minute téléchargé, sa lettre de démission envoyée, son numéro de téléphone radié, l’Afrique du sud, c’est parfait pour oublier un conférencier. Demain matin, la page sera enfin tournée.

Sans regret.

Il appelle Paul, «  –C’est John, on se fait une partie de pêche avec Jacques ? – Super idée, on va tester mon nouveau matos pour la truite, une petite merveille… »

Il sait bien que cette partie de pêche ne sera qu’une juxtaposition de longs silences entrecoupés de logorrhées viriles . Mais il a besoin de ses copains et de vert, de nature. Et les longs silences ça lui permettra de réfléchir et de se donner le courage qui lui manque depuis si longtemps. Ni Paul, ni Jacques n’oseront lui demander d’où provient le léger brouillard au fond de ses yeux. De toute façon quand on regarde des leurres on ne voit pas le brouillard dans les yeux de son copain.

Il regarde sur son bureau la lettre reçue ce matin. Sa candidature à la NASA est acceptée, il vient de décrocher le plus gros budget de recherche de tous les temps pour résoudre les énigmes de la relation inter-genre. On ne peut pas balancer des femmes et des hommes à travers la nuit des temps sans comprendre comment fonctionne leurs relations… et il est le seul à pouvoir répondre aux questions existentielles de la NASA.

Il se sert un verre de vin rouge français, et se détend enfin. Après la partie de pêche, il appellera Sophia. Il lui proposera le poste d’assistante de recherche. Et il lui dira enfin ce qu’il n’a jamais était capable de dire avant : Il aime les femmes incongrues.

Il paraît qu’il n’est jamais trop tard.

Un arbre, cent ans, mille vies

Aujourd’hui je suis vieux. Un vieux qui tombe au ralenti vers le sol.

J’ai germé, poussé, je me suis déployé dans l’espace et dans le temps. J’ai tout vécu. La bise fraîche, le gel, le doux soleil, la sécheresse, la multitude, le déluge, le feu, la scie, la solitude… toute la vie. Mais je sens mes forces me quitter. Je ne suis plus qu’une vielle souche de chêne, seul au milieu du pré.

Il y a cinq ans, un gars très sûr de lui à dit au paysan que j’avais une descente de cime, et que je ne valais plus rien. Mais le paysan a haussé les épaules en lui répondant qu’un arbre avait bien plus de valeur debout que couché. Et il a envoyé valser le petit gars avec une bonne tape dans le dos.

Plus de valeur debout que couché ? Mais c’est quoi la valeur d’un vieux chêne ?

La valeur, c’est un concept étrange pour un arbre. Je conçois bien la branche, le nid sur la branche, le chant de l’oiseau dans le nid… Je conçois bien la racine, la sève qui monte, l’évaporation qui sert de pompe… Je conçois bien le soleil, les ondes lumineuses sur mes feuilles, la photosynthèse qui construit mon corps d’arbre… le chant de l’oiseau, la sève qui monte, l’énergie du soleil… tout cela a t’il une valeur pour les hommes ?

Les hommes sont de drôles d’animaux. Tous les autres animaux vivent sur nous, en nous, autour de nous, avec nous les arbres. Mais les hommes…

Enfants, ils se cachent derrière notre tronc, se balancent après nos branches, se remplissent les poches de nos glands, nous chatouillent l’écorce… rien que de petites coquineries. Puis très vite cela se gâte. Ils grimpent à travers nos branches sans ménagement, plantent des pointes pour faire tenir leurs cabanes branlantes et gravent leurs initiales en blessant nos fûts. Ils veulent déjà nous accaparer. Et adultes, c’est carrément le déni de notre existence : ils pissent sur notre tronc, y oublient leurs fils barbelés ou y essayent leurs armes à feux. Je ne vous parle même pas de ceux qui se font la guerre à nos pieds en y laissant leurs morts pourrir ou pire en pendant leur ennemi à notre meilleure branche… c’était il y a longtemps, mais c’est arrivé. Pas à moi, c’est un Pinson qui me l’a raconté, il le tenait d’un très vieux châtaignier… j’étais un petit chêne caché dans la haie, et son histoire d’homme mort accroché à une branche m’avait beaucoup impressionné.

Heureusement il y a des humains plus proches de nous. Comme ce jeune homme, bouquet de fleurs fanées en main, venu pleurer son amour perdu la joue contre mon écorce, j’étais son seul vrai ami. Je crois que je le suis toujours. C’est un vieux monsieur maintenant. Je le vois encore passer parfois au loin sur le chemin. Il s’arrête, me regarde et soupire. Il ne peut plus sauter le fossé et traverser le champ pour venir coller sa joue sur mon vieux tronc. Vu mon état, il doit se demander le quel de nous deux va mourir en premier. Il ne le sait pas, mais les arbres sont immortels.Je ne connais pas mon âge, personne ne le saura vraiment car je vais pourrir. Le scieur ne pourra par lire les lignes de croissance, les lignes de vie, compter les hivers et les étés. J’ai cent ans ou mille ans, je n’ai pas d’age.

J’ai déjà donné du bois, des feuilles, des glands. Avec mes racines j’ai tiré les richesses de la terre et du soleil pour en faire les briques de mon être, pour en faire de l’air pour la planète entière.

Le paysan a décidé de ne pas me faire tomber, il me laisse retourner au sol. C’est sa façon de me respecter, sa prière à lui. Il va peut-être me regretter en tant qu’arbre. Pourtant le bois pourrit mais ne meurt pas vraiment. Je repartirai en humus. Je vais me fondre à la terre, redevenir des nutriments pour tout un peuple d’insectes, de champignons et de bactéries.

Mourir en m’éparpillant en mille petites vie, pour mille petites graines, pour mille autres années… mourir et revivre pour l’éternité.