Il a un peu hésité : blanc ou rose ?
Elle n’aime pas les conventions, et rose c’est très convenu pour une Saint Valentin. Alors il a pris le blanc. La fleuriste a été charmante, vraiment charmante. A son âge ça compte le sourire de la vendeuse. Et ça aide pour ouvrir plus grand son porte-monnaie. Il n’est pas du genre dépensier, mais il avait envie de marquer le coup. La petite l’a bien compris, alors elle en a un peu profité… les jeunes ont le sens du commerce.
Maintenant il est bien embêté. Le pot lui paraît plus gros que dans le magasin. Il aurait dû se contenter d’un bouquet… un petit bouquet de roses pour la Saint Valentin, c’est déjà bien. Et pas plus idiot qu’un bouquet de jonquille à la Saint Hugues. Mais un sourire, une plaisanterie, et un peu de boniment… et maintenant c’est tout le rosier qu’il doit trimbaler.
Elle va bien se marrer, quand elle va le voir avec son embarras. Il s’en veut déjà d’en avoir encore trop fait. Et puis les voisins vont encore faire des commentaires ; impossible d’être discret avec un rosier tout entier dans le coffre. En plus, un rosier en fleurs et en feuilles en plein hiver, les enfants vont lui dire que ce n’est pas bon pour la planète… foutaise, la planète elle ne va pas mal, c’est tout le reste qui va mal. Et ça, elle le sait bien… alors le rosier, finalement ce n’est pas une si mauvaise idée.
Et puis à l’âge qu’il a, il peut bien débloquer un peu et confondre le saint patron des jardinier avec celui des amoureux. Voilà il a trouvé une parade aux remarques: début de sénilité, ils n’y verront que du feu. Il ne va pas leur avouer que la petite vendeuse l’a bien embobiné avec ses « et votre dame, elle va bien être étonnée» par là et ses « ça fait plus d’effet » par ci…
De toute façon, après 43 ans de vie commune, il ne cherche plus à faire de l’effet, il veut juste tenter d’étonner encore un peu de temps en temps. Les grandes secousses c’est du passé, un petit tressautement c’est déjà un sentiment enviable.
Bon c’est pas tout de trouver des ruses de sioux pour cacher cet égarement commercial, maintenant il lui faut transférer le pot et son contenu piquant sans se retrouver écorché. Arrivé devant « sa dame » comme elle dit la fleuriste, couvert de sang ça va gâcher l’effet…. Surtout que passé 70 ans, les médecins vous trouvent un tas de raison pour faire mieux circuler le sang dans vos veilles veines toutes molles. Et il s’est retrouvé bourré de fluidifiants qui le transforme en fontaine à la moindre éraflure. Au début ça la faisait rire de le voir se battre avec des pansements. Puis elle s’est habituée. On s’habitue à tout.
Il n’est pas trop lourd ce pot mais bien encombrant. Voilà il le pose sur la dalle juste devant. Finalement c’est pas si mal. Mais avec le pot, ça fait un peu trop artificiel. Il se demande s’il ne devrait pas carrément le planter. Planter un rosier un 14 février, c’est un peu décalé ? Oh et puis zut, quitte à passer pour un con, autant assumer . Allez mon vieux un bon coup de piochon dans la grosse jardinière en pierre et hop…
Et le voilà à quatre-pattes dans les graviers de l’allée à se battre avec le rosier qui ne veut pas sortir de son pot en plastique. Et après on nous dit que la nature n’aime pas le plastique…
Et comme par hasard, c’est le moment que choisi le Julien pour se pointer :
– Ben, vous faites quoi Monsieur Merlot?
– Tu vois bien, je plante un rosier pour la Saint Valentin.
– Oh, un rosier en fleur en février ? c’est pas très raisonnable…
– J’ai passé l’âge de raison puis je ne vais pas lui offrir un buisson d’épine tout nu ? c’est quand même plus joli comme ça non ?
– Oui, ça fleurit le quartier… et ils n’annoncent pas de gelée pour le moment, on peut toujours essayer. Il suffira de bien le protéger…
– Aide moi à me relever au lieu de faire le diseur. Elle n’aime pas qu’on bavasse à rien…
Il se recule pour voir le travail. Finalement la vendeuse avait raison, ça fait de l’effet ce rosier. Et puis il n’est pas si grand, il arrive juste sous l’inscription gravée dans le marbre blanc :
Léonie Merlot
née le 25 décembre 1949
décédée le 1er avril 2020
un bouquet de jonquille à la main