Sur les rails

Tableau de Guy Pommat

Sous le poids de mon fardeau je chute. Il ne faut pas jouer au équilibriste sur les traverses de chemin de fer. Maintenant mon horizon se situe entre les deux lignes fuyantes et rouillées des rails.

Je suis parti un matin sans me retourner. J’ai parcouru un long trajet sur la terre comme dans ma tête. J’ai vécu de ce que le hasard me jetait en travers du chemin. J’ai fait le tri de mes priorités, choisir entre mes faux devoirs, mes vrais besoins… parcourir pour mieux revenir. Ou juste pour partir.

J’ai eu chaud cet après-midi. Mes réserves diminues, une averse serait la bienvenue.Maintenant que je suis là, à la renverse, je me demande si je dois me relever. La vie est belle parce qu’ éphémère, la mienne doit bien s’arrêter quelque part. Et c’est un beau ciel du soir.

La lumière diminue, je me demande si les trains de nuit ont encore le droit d’exister. Ce ciel qui fonce. Pourtant il n’est pas si tard, c’est l’orage qui monte ? Il gronde au loin.

Ou alors c’est un train ? Un train du soir.

Entre les traverses, les fragiles coquelicots vont se refermer pour protéger leur pollen des grosses gouttes de pluie ; ils se rouvriront au retour du bleu du ciel. Mais pas demain, demain ils seront fanés pour laisser la place à d’autres tâches rouges plus graciles. Du rouge organique au-dessus du chemin mécanique.

Une éphémère traverse mon champ de vision. Petit éclair gris sur le ciel doré du soir. Drôle d’insecte qui passe sa vie à l’état de larve pour une journée de vol… même pour un jour, ce bel envol, vaut bien une morne vie.

Allez, je me décide. Je me redresse, pour ne pas finir dans le gris du basalte. Et avec un peu de volonté, dans l’espoir du soir d’après, je repars sur la traverse du chemin de fer. A mon allure j’aurai traversé la voie avant l’arrivée de la pluie. Je vais continuer ma petite vie aventureuse, à ma hauteur d’Escargot.

Sécheresse

Le vent souffle encore ce matin. 6 semaines sans pluie, et les prairies qui n’en finissent pas de dessécher. Antonin attrape sa casquette au porte-manteau de l’entrée, et sort d’un pas ferme affronter cette saleté de vent.

Le constat est pire qu’hier, les bras ballants il ne peut que regarder le champ de maïs qui grille. On voit les dernières traces d’eau flotter en une légère brume au dessus des plants. Le technicien dirait que ça « évapotranspire ». Sa mère dirait que c’est Marianne qui danse. Lui ne voit que les dernières gouttes s’envoler… et pas de pluie annoncée avant 8 jours.

Pas de pluie pas de maïs, pas de maïs pas de nourriture pour les vaches… l’équation est implacable.

En haut, ils répètent qu’il faut s’adapter aux changements. Ouais, facile à dire. On ne change pas de système d’un coup de baguette magique, Messieurs les ingénieurs agronomes ! Ne savent-ils pas que les investissements dépendent des cultures, les cultures dépendent des terres, et que les terres on ne les choisi pas ? Ne savent-ils pas qu’un troupeau cela se sélectionne sur plusieurs générations, selon l’environnement, les bâtiments, les productions possibles et que les terres on ne les choisi pas… Non ils ne savent pas… le système dépend de la capacité de l’homme, du caractère du terroirs, et surtout de la bonne volonté de son banquier… et on ne choisi pas…

Et ce vent sec est sans pitié.

Il y aura bien des aides, annoncées par les politiques, orchestrées par les syndicats. Mais lui n’a jamais eu le goût de l’engagement, de la revendication, il n’adhère qu’a ses propres idéaux. Il n’a pas de carte. Il sera donc servi après tous les autres, après le passage de l’huissier.

Alors demain il lui faudra encore une fois mendier auprès du banquier, négocier avec les créanciers, batailler ferme avec le marchand de bestiaux, affronter les regards lourds des voisins. Faire croire à tous qu’il a toujours les reins solides, que la vente de la ferme ce n’est pas encore pour cette année…

Vendre, il y pense bien. Mais après ?

L’année d’avant, il a aussi pensé à se pendre, comme d’autre sur le canton. En finir dans un grand silence. Mais il y a ses gamins, mieux vaut un père bon à rien que pas de père… il en sait quelque chose. Et puis il y a ses vaches. Elles partiraient sans ménagement, il ne serait pas là pour les faire monter calmement dans le camion. Il les connaît : ce serait l’affolement général et… non c’est n’est pas possible qu’elles montent sans lui dans le camion.

Et puis il y aurait eu les chuchotements le jour de l’inhumation, les hochements de têtes pleins de sous-entendus devant son cercueil… non, ça non plus il ne peut pas l’accepter.

Alors la corde est restée à sa place.

Depuis sa femme est partie avec les enfants et le petit chien. Pas le chien de troupeau, qui pue la ferme comme elle dit. Non, elle a pris le petit ratier, gentil mais bon à rien… Elle en avait marre des vacances tronquées par les moissons, marre du manque de trésorerie à Noël, marre de l’attendre le soir pour dîner… Mais lui il n’a pas mieux à offrir. Gentil mais bon à rien, comme le petit chien.

Tout lui passe par la tête, les dettes, les reproches, les médisances, le sentiment d’échec, la peur de crever tout seul… il tombe à genoux sur le sol craquelé au milieu de ce maïs devenu paille et le visage enfoui dans ses mains de paysan, il pleure… un peu d’eau salée pour cette putain de terre.

Au loin, il entend son prénom. On l’appelle…

C’est la petite voisine, elle arrive en courant comme seule les gamines de la campagne savent le faire ; elle vole dans sa robe à fleur au-dessus de la prairie jaunie.

Il se redresse vite, secoue son pantalon, essuie son visage dans son tee-shirt.

« Antonin, Antonin, viens vite, y’a ta vache qui vêle!!! »

Avec un peu de chance, ce sera une jolie petite femelle…

La tête jaune

Je n’y croyais plus, j’allais abandonner la lutte…

Dix printemps de suite que je puisais l’énergie dans mes réserves pour tenter de fleurir encore une fois. Dès les premiers rayons tièdes je jetais tout mon petit bulbe dans la bataille, et j’allongeais le plus vite possible quelques fines feuilles pour battre de vitesse ces saletés de graminée et collecter un peu d’énergie.

Mais avant même de pouvoir sortir le moindre petits boutons ourlé de jaune, l’énorme tracteur tondeuse ratiboisait mes efforts à trente millimètres du sol.

Dix ans à m’épuiser.

Avant je poussais près d’une dalle d’ardoise. La pierre sombre emmagasinait la chaleur et me faisait gagner quelque jours sur toutes les autres. Toujours la première arrivée !

La vielle Jeanne me frôlait pour aller à son potager et en passant s’extasiait de ma précocité : « T’es déjà de sortie toi, va falloir que je me secoue la paillasse sinon le printemps va me battre de vitesse».

Jamais elle n’a ramassé une de mes fleurs. Je pouvais faire une grosse touffe de feuilles tendues vers le ciel jusqu’au milieu de l’été et reconstituer mes réserves. Elle me laissait faire… et au printemps suivant, je me permettais une fleur de plus. Mon bulbe était bien implanté et la Jeanne toujours contente de me voir. J’étais la reine du Monde.

Puis la Jeanne n’est plus passé, les dalles sont parties l’été suivant, le potager a été semé d’herbe… au printemps d’après, alors que je pointais le bout de mes feuilles, la machine m’a rasé. Étonnée, j’ai relancé la production, avec ma réserve je pouvais me le permettre… et là nouveau passage de la faucheuse à moteur… J’ai attendu le printemps suivant, je voulais fleurir moi ! Pas moyen, dix ans de survie sans plus jamais faire naître une fleur.

Je suis pourtant faite pour plaire aux gros bourdons et aux petites Jeanne. Je l’avais entendu dire que je venais du Portugal. Mais je ne me souviens que de ce jardin et ne sais pas faire autre chose que des fleurs jaunes.

Alors si on m’en empêche, à quoi bon continuer ?

J’étais trop fatiguée pour me battre encore, le tracteur tondeuse pouvait bien repasser, moi je resterais là a pourrir pour nourrir cette belle pelouse bien rasée.

Mais à la fin de l’été, le tracteur s’était tu. Depuis ma cachette souterraine je tendis bien l’oreille, plus de vibrations, plus de vrombissement.

Au printemps suivant j’ai sorti prudemment une dernière feuille. Je ne pouvais pas en faire une de plus . Juste une feuille pour sentir quelques jours le soleil et mourir sous un dernier coup de lame. Mais quelque chose avait changé.

L’herbe était déjà un peu haute, en tout cas au-dessus des quarante millimètres réglementaires. J’ai élevé un peu plus ma feuille. Il y avait une balançoire à la place de la dalle d’ardoise.

Une ombre au-dessus de moi. « Ah tiens regarde, on dirait une feuille de Narcisse il doit y avoir un bulbe. Tiens plante un petit bâton blanc à côté, on va laisser pousser pour voir… oh ! regarde bien il y a un autre là, puis là… ça devait être le bord d’une allée.  Vas y plante les petits bâtons»

Le lendemain j’ai entendu le bruit du moteur, « voilà, cette fois tu es cuite».

Ça se rapprochait, je reconnaissais l’horrible son, certes différent. Moins fort, mais ça se rapprochait. Et là j’ai vu la machine, petite tondeuse toute rouge étincelante. J’étais prête. Ma seule feuille lancéolée fièrement dressée !

Mais la tondeuse m’a évité ! Je me suis retrouvée au milieu dune petite touffe d’herbe, juste une petite touffe. On m’avait raté ? Non des gros ciseaux s’approchent… et dégagent l’herbe tout autour de moi. «  Et voila, on verra si tu peux fleurir ! ».

Je n’ai pas fleuri ce printemps là, mais le petit bâton blanc est resté. Et au printemps suivant j’ai sorti trois belles feuilles. La tondeuse rouge ma encore évité, et tout l’été je me suis gorgée de réserve… et enfin douze ans après ma dernière fleur j’ai pu faire pousser une magnifique tête jaune. J’ai alors entendu mon nom : «  Ah tu vois j’avais raison c’est une jonquille vraie, Narcissus jonquilla. Regarde c’est un petit rayon de soleil ». J’ai levé la tête et j’ai vu la belle pelouse verte parsemée d’autres jonquilles à une fleur formant le fantôme de l’allée de Jeanne. Je suis une jonquille et je suis toujours en vie. Je suis la reine du monde !

« Mais maman tu ne vas pas les laisser au milieu de la pelouse, c’est pas pratique ! »

Ce n’est peut-être pas pratique mais c’est beau…  

Aujourd’hui, la petite tondeuse rouge est moins rutilante, mais elle fait toujours le tour de l’allée fantôme. Il n’y a plus besoin de petits bâtons blancs maintenant, au printemps je forme une grosse touffe et je bats de vitesse les graminées si quelconques. Cette année j’ai eu six fleurs, mais il ne m’en reste que cinq. Je crois que la sixième est dans un vase.

Je suis Narcissus jonquilla, la vraie jonquille botanique, née au Portugal, mon bulbe à bientôt 35 ans et je suis toujours au rendez-vous du printemps.