Je
n’y croyais plus, j’allais abandonner la lutte…
Dix
printemps de suite que je puisais l’énergie dans mes réserves
pour tenter de fleurir encore une fois. Dès les premiers rayons
tièdes je jetais tout mon petit bulbe dans la bataille, et
j’allongeais le plus vite possible quelques fines feuilles pour
battre de vitesse ces saletés de graminée et collecter un peu
d’énergie.
Mais
avant même de pouvoir sortir le moindre petits boutons ourlé de
jaune, l’énorme tracteur tondeuse ratiboisait mes efforts à
trente millimètres du sol.
Dix
ans à m’épuiser.
Avant
je poussais près d’une dalle d’ardoise. La pierre sombre
emmagasinait la chaleur et me faisait gagner quelque jours sur toutes
les autres. Toujours la première arrivée !
La
vielle Jeanne
me frôlait
pour aller à son potager et en passant s’extasiait
de ma précocité : « T’es
déjà de sortie toi, va falloir que je me
secoue la paillasse
sinon le printemps va me
battre de vitesse».
Jamais
elle n’a ramassé
une de mes fleurs. Je pouvais faire une grosse touffe de feuilles
tendues
vers le ciel jusqu’au milieu
de l’été et reconstituer
mes réserves. Elle
me laissait faire… et au printemps suivant, je
me permettais une fleur de
plus. Mon bulbe était bien implanté
et la Jeanne
toujours contente de me voir. J’étais
la reine du Monde.
Puis
la Jeanne n’est plus passé, les dalles sont parties l’été
suivant, le potager a été semé d’herbe… au printemps d’après,
alors que je pointais le bout de mes feuilles, la machine m’a rasé.
Étonnée, j’ai relancé la production, avec ma réserve je
pouvais me le permettre… et là nouveau passage de la faucheuse à
moteur… J’ai attendu le printemps suivant, je voulais fleurir
moi ! Pas moyen, dix ans de survie sans plus jamais faire naître
une fleur.
Je
suis pourtant faite pour plaire aux gros bourdons et aux petites
Jeanne. Je l’avais entendu dire que je venais du Portugal. Mais je
ne me souviens que de ce jardin et ne sais pas faire autre chose que
des fleurs jaunes.
Alors
si on m’en empêche, à quoi bon continuer ?
J’étais
trop fatiguée pour me battre encore, le tracteur tondeuse pouvait
bien repasser, moi je resterais là a pourrir pour nourrir cette
belle pelouse bien rasée.
Mais
à la fin de l’été, le tracteur s’était tu. Depuis ma cachette
souterraine je tendis bien l’oreille, plus de vibrations, plus de
vrombissement.
Au
printemps suivant j’ai sorti prudemment une dernière feuille. Je
ne pouvais pas en faire une de plus . Juste une feuille pour
sentir quelques jours le soleil et mourir sous un dernier coup de
lame. Mais quelque chose avait changé.
L’herbe
était déjà un peu haute, en tout cas au-dessus des quarante
millimètres réglementaires. J’ai élevé un peu plus ma feuille.
Il y avait une balançoire à la place de la dalle d’ardoise.
Une
ombre au-dessus de moi. « Ah tiens regarde, on dirait
une feuille de Narcisse il doit y avoir
un bulbe. Tiens plante un petit bâton blanc à côté,
on va laisser pousser pour voir… oh ! regarde bien il y a un
autre là, puis là… ça devait être le bord d’une
allée. Vas y plante les petits bâtons»
Le
lendemain j’ai entendu le bruit du moteur, « voilà, cette
fois tu es cuite».
Ça
se rapprochait, je reconnaissais l’horrible son, certes différent.
Moins fort, mais ça se rapprochait. Et là j’ai vu la machine,
petite tondeuse toute rouge étincelante. J’étais prête. Ma seule
feuille lancéolée fièrement dressée !
Mais
la tondeuse m’a évité ! Je me suis retrouvée au milieu dune
petite touffe d’herbe, juste une petite touffe. On m’avait raté ?
Non des gros ciseaux s’approchent… et dégagent l’herbe tout
autour de moi. « Et voila, on verra si
tu peux fleurir ! ».
Je
n’ai pas fleuri ce printemps là, mais le petit bâton blanc est
resté. Et au printemps suivant j’ai sorti trois belles feuilles.
La tondeuse rouge ma encore évité, et tout l’été je me suis
gorgée de réserve… et enfin douze ans après ma dernière fleur
j’ai pu faire pousser une magnifique tête jaune. J’ai alors
entendu mon nom : « Ah tu vois j’avais raison c’est
une jonquille vraie, Narcissus jonquilla.
Regarde c’est un petit rayon de soleil ». J’ai levé la
tête et j’ai vu la belle pelouse verte parsemée d’autres
jonquilles à une fleur formant le fantôme de l’allée de Jeanne.
Je suis une jonquille
et je suis toujours en vie. Je suis la reine du monde !
« Mais
maman tu ne vas pas les laisser au milieu de la pelouse, c’est pas
pratique ! »
Ce
n’est peut-être pas pratique mais c’est beau…
Aujourd’hui,
la petite tondeuse rouge est moins rutilante, mais elle fait toujours
le tour de l’allée fantôme. Il n’y a plus besoin de petits
bâtons blancs maintenant, au printemps je forme une grosse touffe et
je bats de vitesse les graminées si quelconques. Cette année j’ai
eu six fleurs, mais il ne m’en reste que cinq. Je crois que la
sixième est dans un vase.
Je
suis Narcissus jonquilla, la vraie
jonquille botanique, née au Portugal, mon bulbe à bientôt 35 ans
et je suis toujours au rendez-vous du printemps.