La Carte Postale Chap.5

Un petit guide des mots en patois (*) se trouve en bas de l’article

Je gare la petite Clio poussive de ma mère sur la place du village. Ne dites pas à ma génitrice ce que je pense de sa voiture, j’ai du négocier dur pour qu’elle me laisse son joujou. Surtout que je me suis bien gardé de lui avouer le nombre de kilomètre que j’allais lui faire avaler (à la voiture, pas à ma mère). Mais j’ai bien cru qu’elle (toujours la voiture) allait rendre son âme huileuse dans les derniers virages de la vallée de Haute Maurienne.

En plus cette route est tellement sinueuse que j’ai eu le mal de mer en conduisant. Bon maintenant il faut que je trouve le fameux Armand. Mollard de son nom. Quel idée d’avoir un nom pareil. De quoi faire un procès à tous ses ascendants.

En sortant de la voiture, je me trouve en face d’une croix en bois surmontée d’un diable tout en couleur, avec des yeux rouges… qui me suivent. Le manque d’oxygène fini de me faire fondre les fusibles. Je fais semblant de ne pas m’en rendre compte et me persuade que je suis sur la bonne piste. L’auto-hypnose, rien de mieux pour contrer le mal des montagnes.

De l’autre côté de la place, il y a un petit troquet ouvert, avec trois gars en grande discussion debout devant la porte. Je m’approche en contournant la fontaine en pierre qui crachotte. Les trois gars arrêtent de se chamailler et me toisent tout le temps de la traversée. J’ai la sensation d’être une allemande en short au pays des savoyards en rûte.

« -Bonjour Messieurs, je cherche la maison d’Armand Mollard. »

Éclats de rire général, ça se bidonne jusqu’à l’intérieur du bar, mon talent comique est au paroxysme.

Après plusieurs tentatives de communication entraînant à chaque fois l’hilarité générale, j’abandonne la partie et je pars en direction d’un petit panneau en bois indiquant la Mairie. Avec une peu de chance, ces crétins des Alpes ont élu un type qui comprend ma langue. Mais à peine engagé dans la ruelle, je sens que l’on m’attrape par l’épaule. Et dans un mouvement que je ne peux pas contrer, je me fais broyer la clavicule, l’omoplate ainsi qu’un ou deux autres os inutiles et je me retrouve devant un grand gaillard à fossettes.

– L’Armand à c’te saison il est à l’alpage.

Je reste muet, bouche ouverte comme une carpe sur la berge. Une petite voix tremblante casse le mirage :

Eh le grand Décapadiot*, laisse donc not’ Parigot, tu lui mets les tripes dans les godillots.

Sous l’effet des rimes le géant me lâche l’épaule et une petite dame en tablier noir s’approche.

Si y veux voir le Armand, il va falloir qu’il rapaille* là haut.

Je lève les yeux dans la direction indiquée. J’ai déjà du mal à gravir le Mont Saint-Michel, alors ce mont là ! je comprends que je vais en chier…

Comme seule indication j’ai eu le droit à un laconique : «  faut prendre le sentier des cornettes derrière la cabane au père Mochin, et continuer en suivant la ligne de crête »… d’accord mais derrière la cabane il n’y avait qu’un tas d’ortie, vestige des cabinets d’aisance et pas franchement de chemin. En plus je n’ai aucune idée de la distance et j’ai beau ne pas avoir l’instinct d’un ours pyrénéen, le ciel noir qui monte comme une marée de fioul lourd ne m’engage pas à l’allégresse. Là tout de suite, la ligne de crête je préférais me la sniffer que la suivre.

Au bout d’une heure de crapahute, je me demande comment j’ai pu en arriver là. Puis je repense à la fille qui titre les ficelles, avec ses yeux improbables, son petit nez de poupée, son sourire malicieux et ses éclats de rires en sac de noix qui descend les escaliers. Le visage de la dame au tablier me revient brusquement… oui, comme un air de famille.

Aïe ! Et voila à rêvasser j’ai pas vu la pierre et je me suis tordu la cheville. Les cailloux d’ici sont fourbes, nés pour vous étaler, encore plus traites que les pavés parisiens un soir de beuverie. Le sommet me semble plus poche, mais je n’en suis pas si sûr. A chaque fois que je passe un petit raidillon je me dis que c’est le dernier. Et arrivé en haut, j’en découvre un autre encore plus casse-gueule.

La marée de fioul s’approche de plus en plus.

Enfin j’arrive à l’alpage. Je sue, je pue et les premières gouttes qui s’éclatent autour de moi me font presser le pas. Je passe un gros rocher et au fond du vallon j’aperçois enfin le fameux chalet. Le paysage est féerique. Des doigts de lumière mettent en scène chaque rocher et chaque buisson sur fond bleu noir. Tout en contemplation, je ne l’ai pas entendu venir.

– Pluie du matin, n’arrête pas crétin.

Je manque de faire une crise cardiaque. La main sur le cœur, le souffle coupé.

– C’est qu’il est tout tormentare* le Mônsieur*, et puis va être bien mouillé s’il continue

Je fais maintenant face à l’empêcheur de contempler en rond qui prononce le « on » dans Monsieur. Je n’ai pas besoin de demander une pièce d’identité, son regard de Horla me renseigne sur le champ. Il a dû servir de modèle au diable de Bessan. Couleur des yeux incluse.

Après avoir prononcé le mot magique « Eulalie », je me retrouve assis devant un récipient en fer blanc, plus cabossé que la voiture d’Alex. L’aménagement de la cabane est spartiate, et le ménage n’est pas la préoccupation principale du locataire de la tanière… les émanations d’alcool du liquide versé dans ma tasse me laissent espérer qu’il est assez fort pour désinfecter le contenant. Je regrette mon tube de quinine.

Bon, le croué* gars y veut causer à la Eulalie. Il me dit pas pourquoi il la cherche la ratavolive*. Et moi j’aime pas les chats. Même tigré ça mirote la nuet*.

Putain, j’ai pas le décodeur… et j’explose :

– Je ne suis pas un chat, elle m’a juste envoyé une putain de carte postale!

– Y’a pas de gens qui paye pour la vogue* ici, je te prête une bête et c’est bourse fermée.

J’ai envie de fuir mais le flot continu de la pluie sur la vitre me retient.

– T’es téméraire mon gars mais pas courageux, pleut trop pour repartir sans finir pleurétique. Bon s’il crèche là va falloir mettre la man* à la besogne. Viens donc m’aider à remplir la panse des bêtes à misère.

Je me retrouve avec une fourche dans la main. Le manche est tortueux et lisse, je pense au dos d’un dragon; le rince boyaux du vieux me donne des hallucinations. C’est de la bonne ! Alex pourrait la revendre un bon prix dans la rue de la soif et écrire un guide des meilleures gnôles de France.

Tu lui veux quoi à not’épeuffée* ? Si t’envoie ici, doit tenir un peu à ton dèrret*, ou alors veut voir ce que t’as dans la musette.

– Je veux juste la retrouver, mais elle me balade.

ça c’est une spécialité des mouflettes* du val, dans l’avant, sa tante l’a fait le même coup de sabot… le pauv’ guss c’est jeté dans le Nant* Trouble. La montagne, ça te fait des biaus* tas de neuge*, pas de la sopa clèrret*.

Toujours pas trouvé le décodeur, je sens que la soirée va être longue…

Décodeur :

  • Mônsieur : les messieurs de la ville sont des Mônsieur (en prononçant le on)
  • Un décapadiot : un gars assez grand pour décaper (décrocher) les diots (saucisses) qui sèchent au plafond
  • rapailler : grimper
  • tormentare : bouleversé (tourmenté)
  • le croué : le petit
  • la ratavolive : la chauve-souris (le rat qui vole)
  • miroter la nuet : voir la nuit
  • la vogue: la fête (du village)
  • la man : la main
  • épeuffé : énervé (qui soulève la peuf, c’est à dire la poussière)
  • ton dèrret : ton cul
  • une mouflette : une fille facile (qui monte partout… comme les mouflons)
  • un nant : torrent de montagne
  • biau : beau
  • la neuge : la neige
  • une sopa clèrret : un bouillon (une soupe clair)