La Carte Postale Chap.4

Ça sent le produit moussant, la cigarette froide et un léger fumet de sardine grillée. J’ai mal au cœur. L’ambiance est kitch, mélange hasardeux d’objets de marine, de souvenirs de vacances des habitués et des restes d’un passé faste en animation viril.

Je suis devant le comptoir, le patron est un géant à petite tête. Le seul client est accoudé à l’autre bout, devant un picon-bière, caché sous la capuche de sa pèlerine. Je me sens ridicule, genre albatros sur un pont de bateau ( mon prof de français de lycée se retournerait dans sa tombe, s’il était mort). J’attends la réponse à ma question et le patron me torture en faisant semblant de chercher.

–  Eulalie ? Serveuse ici … ch’ai pas trop peu…. Ah, c’est p’t-être la miss Api que tu cherches ? Non ?

– Happy ?

– Elle est parti depuis belle lulu voir si les crétins poussent dans les Alpes.

– Happy ? C’est son nom ?

– T’es un drôle de gus toi, tu cherches une donzelle dont tu connais pas le blase ? T’es mal engagé dans l’écluse, hein mon gars? C’est A. P. I un peu comme la vache. T’es blanc comme carême, prend ma potion au plantes des dunes ça va te rendre plus loquace. Tu vois p’tit, comme les vaches elle est repartie dans les alpages.

Joignant les mots à la parole, ou l’inverse, il me sert un verre et une digression de premier ordre sur l’élevage des bovins, la méthanisation de l’herbe et le prix du beurre. C’est carrément hors contexte. Heureusement le fantôme au picon-bière l’arrête net :

– Donne lui une adresse ce sera plus utile que ton baratin.

Il ne m’était pas venu au peu d’esprit me restant qu’il pouvait s’agir d’une femme. Très vielle qui plus est. Bien 250 ans, à vue d’oreille.

Hé Mamé, cause à ta fillette et m’ fais pas la leçon. Bon, si j’ai tout suivi, tu lui cours après à la Miss Api. Tu t’es cramé les ailes dans les braises de son petit minois ? Ici elle mettait des lentilles de couleur pour pas effrayer les anglais, ils voient des sorcières partout les jellys… y’a pas plus con qu’un anglais à Calais….

Je n’ai pas entendu la suite de la logorrhée, il est parti dans l’arrière salle… je regarde mon verre rempli d’un liquide bleu ciel, le « Mamé » fait mine de trinquer. Maintenant je vois son visage, je réévalue son age à un petit 150 ans.

T’inquiète gamin, c’est un marin, il s’y connaît en tangage de cœur ! Il a déjà vomi pour des jupons mal fagotés… et puis la Miss là, il sait bien ce qu’elle peut faire à un gars… bois donc, ça va te remettre droit.

Le marin revient et me tend une carte postale qui ressemble étrangement à la mienne : La statue de l’éléphante vue sous un autre angle. Au dos il y a un petit texte :

Eulalie, jeune éléphante d’Afrique acquise en 1878 par Hippolyte Bouteille, premier conservateur du Muséum de Grenoble de 1847 à 1881. Aujourd’hui elle monte la garde été comme hiver, à l’entrée du Muséum.

Et dans la place restante, dans une belle écriture ronde et penchée : «M’envoyer mon chèque de solde chez Armand Mollard rue Saint Sébastien 73480 Bessans. Merci d’avoir retenu mes amarres je repasserai (votre chemise) un jour de tempête. No happy but API. »

Tu notes l’adresse et tu me rends la carte… c’est mon petit trésor. Souffle t’il dans un grand soupire à vous retourner un foc.

Je m’exécute en gribouillant l’adresse sur le dos de mon billet de train. Et je vide mon verre d’un trait. C’est sucré et glaçant, un arrière goûts terreux et dans la seconde qui suit le tannin épicé me remonte de la glotte jusqu’aux narines. Je ne sais pas si c’est épouvantable ou divin, entre la Suze et l’Ambroisie. Je sais maintenant à quoi tournent les dieux de l’olympe. Ça dépasse toute les expériences d’empoissonnement entreprise par mes soins sur ma petite personne. Je me dis qu’Alex devrait faire un stage intensif au bout de ce comptoir, cela lui ferait un beau voyage, avec éléphante rose et herbes des dunes.

Je tire mon portefeuille pour régler avant que le « bad trip » ne casse l’ambiance, mais le patron m’arrête d’un geste.

C’est pour moi mon gars. Si j’te savais raisonnable, j’te donnerais même toute la cuvée pour te faire rosir les joues, mais vu que t’es là, c’est que t’as pas le gaz à tous les étages. Tu repasses quand tu veux. Et si tu trouves la miss, dis lui qu’on bouge pas de l’horizon.

Je sors, sonné par le breuvage dunaire et la soudaine lumière, je sers dans ma poche le billet de train. Dommage que je sois athée, ce serait le moment idéal pour une apparition…

Je suis au milieu de la place d’armes, j’ai l’espoir incroyable de revoir cette fille et la perspective de traverser la France jusqu’aux Alpes me fais sourire comme un bienheureux.

Mais une toute petite voix me dis que cette histoire est absurde, que je suis mal barré, qu’il faut que j’appelle ma mère de toute urgence… Au diable saleté de criquet ! je ne suis pas qu’un bonhomme de bois ! je suis même le gars au taux de dopamine le plus élevé monde !

Et je veux bien continuer à courir .