Le Cloaque

Paris, 3h00 du matin.

Le club a fermé à 2h00. Avec Lili on a traîné un peu au bar, histoire de taquiner le patron.

On rentre gratos, on danse, on se fait payer des verres et si la recette est bonne, il nous fait un petit plat de spaghettis sauce maison à la fermeture. Le tout, 1 à 2 fois par semaine selon notre humeur et parfois la sienne. C’est un bon arrangement. Lili dit qu’on se prostitue, elle n’a pas vraiment tort.

Bras dessus, bras dessous, légèrement saoules, juste assez pour ne pas avoir peur de rentrer à pied.

Le patron a bien appelé un taxi, mais il n’est pas venu. Après tout, ce n’est pas si long jusqu’à la rue St Benoit, il faut juste enlever nos talons-haut.

En chemin, je lui parle du beau brun qui m’a enflammé toute la soirée, elle se marre car je n’ai pas vu la blonde qui l’accompagnait.

,Ivres de fatigue et de joie d’être là, toute les deux, dans le calme de la nuit.

On arrive sur le pont, nos talons à la main.

Il est moche ce pont, pas franchement Royal. Mais le trottoir est large, la parapet assez haut.

J’ai peur du vide. Alors je marche côté voie.

En face, plus loin, à la moitié du pont, une fille. Jeune. Trop jeune pour cette heure tardive. Elle est assise sur le parapet, sac sur le dos et… les pieds dans le vide.

Et là je tilte. Je donne un coup de coude à Lili :  » Elle va faire une connerie, non ? » – « Qui? ».… Plouf !

Oh, nom de dieu !

Je cours, traverse les voies, jette mon manteau bleu, me penche… j’ai le vertige, je vois les cercles concentriques et une tâche claire. Chaussures à la main, j’enjambe la parapet.

Lili hurle « Plume, ne fait pas ça! ».

Bon, évaluons la situation, je lance mes chaussures, silence puis : Plouf ! La vache, c’est haut!

Et la fille, elle ne remonte pas. J’évalue toujours, cramponnée au muret les pieds sur un tout petit rebord, c’est long comme évaluation. Eau 10°, hauteur 5 m : il faut que je plonge, si je saute je ne la rattraperai pas, trop de courant.

Mon cœur s’accélère, Inspiration, Expiration. Elle ne remonte pas. Inspiration, j’ai peur. Peur du vide, du noir, de l’eau.

« Non ! Plume, non ! » Ta gueule Lili. Expiration. Elle ne remonte pas!

Inspiration, allez plonge! Impulsion et mes pieds lâchent enfin le rebord.

Craaaque ! j’entends ma robe qui se déchire et là une évidence : Elle NE remonte PAS !

Et moi, j’ai plongé.

C’est long 5 m de plongeon. Un mot résonne dans ma boîte crânienne : hydrocution, hydrocution, hydrocution. J’ai bu, il fait froid et elle ne remonte pas, Et moi ?

Mes mains touchent l’eau. Glacée. Bras, tête, épaule, poitrine, ventre. Le froid comme un étau.

Je n’ai déjà plus d’air, un goût de fer rouillé dans la bouche. Hydrocution ?

J’ai toujours mes lunettes sur le nez et devant moi une tâche claire. Je l’agrippe, elle se dérobe, c’est tout mou. Un plastique et merde !

Il faut que je remonte, il faut que je respire. Sous mon pied, un truc dur et froid. Impulsion vers le haut, mon collant se déchire sur la taule et aussi un bout de mon pied. De l’air !

Au loin : « Plume derrière toi ». Je suis face au courant, je me retourne, un truc gluant passe contre ma joue, ça pue, j’ai un haut-le-cœur, hydrocution ?

Inspiration, Je replonge, tâche claire plus bas. Cette fois c’est chaud sous les doigts. Je la tiens, JE LA TIENS. Une crampe, pied, mollet et cuisse droite. Je pousse sur l’eau, ça ne remonte pas, plus d’air, poitrine en feu, j’ai mal, ma main se crispe… je la lâche, elle coule, je remonte. De l’air. Respire.

Putain mais pourquoi elle coule ?

Je plonge, profond, les oreilles bourdonnent. Tout mon corps bourdonne.

Je vois le sac : le sac ? enlever son sac !

Elle est toute molle. Je tire sur une bretelle, j’ai le sac! Je coule, sac lesté… Le sac est lesté ! Je lâche.

Je remonte, je tousse, je crache, un rat crevé flotte, je vomi… hydrocution?

Une vague, un remous et je coule encore, je n’arrive pas à remonter, pas d’air, les poumons en feu… laisse toi couler ma fille, touche le fond. La vase est molle, pas de fond, pas d’impulsion. Tes bras ! remonte avec tes bras. Enfin l’air, Respire… t’es dans un cloaque là ma fille…

La fille?… Là! elle est remontée. Allez nage, tu vas la chopper. Allez nage ! Nage!

J’ai mal mais je la tiens.

Je passe sous elle, remonte sur le dos, mon bras autour de sa poitrine toute menue. Et là, elle s’agrippe, elle me sert le bras libre, je n’ai plus de force dans les jambes et les deux bras pris… on coule toutes les deux. Plus de force plus d’air et elle de nouveau toute molle.

Allez, bats toi, BATS TOI ! et lâche la, tant pis!

Non ! je tire, je pousse, je nous extirpe de cette fange. Il faut que j’y arrive…

Inspire, oui mais pas trop tôt, Trop tôt ! encore dans l’eau, mes poumons pleins, j’étouffe…

Cette fois c’est fini, je n’en peux plus, je coule… je remonte ?

Très loin, un murmure « Plume, Plume,… »

Mais, J’ai mal, j’ai froid je ne sais même pas si je la tiens encore… tout est noir, si noir. Totalement Noir. Noir.

Des lumières bleues.

Brûlures. Pression, relâche, Pression, Relâche, Pression, Relâche, « C‘est bon, elle revient »

Je crache la Seine, le plastique, les rats crevés, la vase moisie…

« Content de vous revoir Mademoiselle, vous avez pris un sacré bouillon, faut pas faire des trucs pareils ! ».

Il parait que là, j’ai souri, mais c’est parce que j’en pince toujours un peu pour les grands bruns ténébreux. Non?

Et la fille ?

Elle s’appelle Johana, elle a 15 ans, des parents trop cons pour la laisser danser et un sac d’école lesté de cailloux.

Le pompier m’expliquera, qu’avec les cailloux justement, elle faisait le même poids que moi, et qu’en plongeant j’ai rattrapé mon retard sur le courant. Si nous avions sauté de l’autre côté du pont, nous n’aurions pas survécus aux remous en passant dessous….

Elle sortira de l’Hôpital Bichat le lendemain, traversera tout Paris pour venir me tenir la main dans ma chambre à l’Hôtel-Dieu : masque à oxygène, 13 points de sutures, lavage d’estomac et une bonne hypothermie. J’ai échappé de peu à la trachéotomie. J’ai eu de la chance. Alors je lui ai raconté ma vie, pour qu’elle aime un peu la sienne.

Johana encore à mon chevet, Lili me ramènera un journal avec l’entre-filet :  » 2 fêtardes repêchées au Port des Tuileries par les Pompiers de Paris après une soirée bien arrosée » .

Bande de connards !

Et Lili me dira « Punaise, Plume tu m‘as foutu une de ces trouilles ».

Je répondrai  » C’était pourtant une chouette soirée, dommage que le taxi ne soit pas venu ».

Aujourd’hui Johana danse avec une plume tatouée sur le bras. Et moi j’ai toujours peur du vide.

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