Le vent souffle encore ce matin. 6 semaines sans pluie, et les prairies qui n’en finissent pas de dessécher. Antonin attrape sa casquette au porte-manteau de l’entrée, et sort d’un pas ferme affronter cette saleté de vent.
Le constat est pire qu’hier, les bras ballants il ne peut que regarder le champ de maïs qui grille. On voit les dernières traces d’eau flotter en une légère brume au dessus des plants. Le technicien dirait que ça « évapotranspire ». Sa mère dirait que c’est Marianne qui danse. Lui ne voit que les dernières gouttes s’envoler… et pas de pluie annoncée avant 8 jours.
Pas de pluie pas de maïs, pas de maïs pas de nourriture pour les vaches… l’équation est implacable.
En haut, ils répètent qu’il faut s’adapter aux changements. Ouais, facile à dire. On ne change pas de système d’un coup de baguette magique, Messieurs les ingénieurs agronomes ! Ne savent-ils pas que les investissements dépendent des cultures, les cultures dépendent des terres, et que les terres on ne les choisi pas ? Ne savent-ils pas qu’un troupeau cela se sélectionne sur plusieurs générations, selon l’environnement, les bâtiments, les productions possibles et que les terres on ne les choisi pas… Non ils ne savent pas… le système dépend de la capacité de l’homme, du caractère du terroirs, et surtout de la bonne volonté de son banquier… et on ne choisi pas…
Et ce vent sec est sans pitié.
Il y aura bien des aides, annoncées par les politiques, orchestrées par les syndicats. Mais lui n’a jamais eu le goût de l’engagement, de la revendication, il n’adhère qu’a ses propres idéaux. Il n’a pas de carte. Il sera donc servi après tous les autres, après le passage de l’huissier.
Alors demain il lui faudra encore une fois mendier auprès du banquier, négocier avec les créanciers, batailler ferme avec le marchand de bestiaux, affronter les regards lourds des voisins. Faire croire à tous qu’il a toujours les reins solides, que la vente de la ferme ce n’est pas encore pour cette année…
Vendre, il y pense bien. Mais après ?
L’année d’avant, il a aussi pensé à se pendre, comme d’autre sur le canton. En finir dans un grand silence. Mais il y a ses gamins, mieux vaut un père bon à rien que pas de père… il en sait quelque chose. Et puis il y a ses vaches. Elles partiraient sans ménagement, il ne serait pas là pour les faire monter calmement dans le camion. Il les connaît : ce serait l’affolement général et… non c’est n’est pas possible qu’elles montent sans lui dans le camion.
Et puis il y aurait eu les chuchotements le jour de l’inhumation, les hochements de têtes pleins de sous-entendus devant son cercueil… non, ça non plus il ne peut pas l’accepter.
Alors la corde est restée à sa place.
Depuis sa femme est partie avec les enfants et le petit chien. Pas le chien de troupeau, qui pue la ferme comme elle dit. Non, elle a pris le petit ratier, gentil mais bon à rien… Elle en avait marre des vacances tronquées par les moissons, marre du manque de trésorerie à Noël, marre de l’attendre le soir pour dîner… Mais lui il n’a pas mieux à offrir. Gentil mais bon à rien, comme le petit chien.
Tout lui passe par la tête, les dettes, les reproches, les médisances, le sentiment d’échec, la peur de crever tout seul… il tombe à genoux sur le sol craquelé au milieu de ce maïs devenu paille et le visage enfoui dans ses mains de paysan, il pleure… un peu d’eau salée pour cette putain de terre.
Au loin, il entend son prénom. On l’appelle…
C’est la petite voisine, elle arrive en courant comme seule les gamines de la campagne savent le faire ; elle vole dans sa robe à fleur au-dessus de la prairie jaunie.
Il se redresse vite, secoue son pantalon, essuie son visage dans son tee-shirt.
« Antonin, Antonin, viens vite, y’a ta vache qui vêle!!! »
Avec un peu de chance, ce sera une jolie petite femelle…