Lettre à Thérèse

Lettre ouverte à cette connasse de Thérèse.

Il est 14h12 et je suis assis par terre au milieu du salon, le piano en morceau. Il y a neuf notes qui résonnent en permanence dans le chaos de mon cerveau.  Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do La

MJe les ai entendues pour la première fois sur le quai d’une petite gare de l’ancienne République Socialiste Tchécoslovaque. Il s’agissait de la petite annonce musicale qui interpellait le voyageur avant qu’une voix féminine annonce le train en partance. 9 notes qui m’ont subjugué. Là sur ce quai délabré datant d’un autre monde, au milieu d’une foule joyeusement miséreuse, mon énorme sac sur le dos et mon pote d’aventure le nez en l’air à la recherche de l’info qui nous sortirait de notre marasme… notre carte Inter-rail en poche nous étions au milieu de l’Europe persuadés que le monde nous appartenait. On n’avait pas encore compris que le monde appartenait déjà à d’autres… Mais sur ces notes, utilisées comme un slogan publicitaire à la noblesse d’un pays en ruine, j’ai senti mon estomac se resserrer. Et les 3000 km parcourus pour arriver là m’avait déjà appris une chose : les sentiments ne siègent pas dans le cœur mais dans l’estomac.

Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do La : paf ! Un grand coup dans l’estomac.

Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do La. J’ai siffloté ça tout le reste du trajet… à rendre fou mon camarade de voyage. Il me donnait des coups de poings dans l’épaule, en éructant contre la propagande socialiste qui m’avait mise cette saleté de phrase musicale dans la tête. Mais au risque de l’incident diplomatique, j’étais incapable d’arrêter le disque.

Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do La. Je trouvais d’une classe inouïe d’avoir choisi d’éclairer chaque intervention vocale en gare d’une promesse d’amour. C’était évident, ces notes étaient une promesse d’amour. Mais ça, je n’allait pas l’avouer. Un baroudeur revient dans son beau pays avec des chaussures trouées, des histoires improbables et des morceaux du monde au fond de ses poches, mais pas avec neuf notes de musique en promesse d’amour. C’est en arrivant dans ma bourgade, en Suisse, toujours sifflotant cette phrase accrochée au bout de ma langue que le chef de gare, m’a envoyé valser avec un « Ah, çhâ c’est Lettre pour Élise ! Beethoven bien chûr, 1810 je croi». Et il s’est mis à me chanter la suite. Ta Ta ta ta tin, na, na na na nin… Lettre à Élise ? Alors la promesse existait vraiment ? Élise, quel prénom !

Avant même de rentrer chez papa-maman, j’ai filé chez le disquaire… et je suis reparti avec une compilation de Monsieur Ludwig Van Beethoven. Il m’a fallut bien quatre heures après avoir franchi la porte de la maison familiale avant de pouvoir écouter « Lettre à Élise » en entier. Pendant que je me pliais aux rites de retour du fils prodigue, je ne pensais qu’à ça. Mettre le CD n°3 à la plage 5. Quand la délivrance est arrivée, ce fut digne d’un dépucelage. J’en ai encore les larmes qui pointent rien qu’en y pensant.

Vingt-cinq ans plus tard, le Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do est toujours là. Depuis j’ai écouté tout Beethoven, puis tout Bach, puis tout Mozart, puis tout Vivaldi… puis je me suis arrêté là, franchement la musique classique c’est pénible. Mon truc avant c’était plutôt le rock. Depuis le quai de gare, il n’existe pour moi que Lettre à Élise , piano en la mineur composée par Ludwig van Beethoven en 1810. Point barre. Je ne parlais pas aux copains de ma petite marotte, trop risqué pour mon prestige. Dans la bande j’étais celui qui avait traversé l’Europe pas le mec qui rêve d’écrire à Élise.

J’ai séduit ma femme avec mes souvenirs de baroudeurs et neuf notes, ça pose un homme de siffloter du Beethoven. En plus quand tu lui dis que c’est une promesse d’amour… Elle a mis deux ans de mariage, le temps d’écouter tout Beethoven, puis tout Bach, puis tout Mozart, puis tout Vivaldi pour se rendre compte de la supercherie… son mari n’était bon qu’en promesses pas en amour. Mais on avait déjà mis en route une fille.

Ma fille a fait cinq ans de solfège et quatre de piano. L’éducation musicale de la petite Élisa m’a coûté un bras mais grâce à sa dévotion pour son père, j’avais mon petit shoot de promesse d’amour à domicile. Ça gonflait sérieusement ma femme mais je n’ai rien lâché. Il fallait voir ma petite s’échiner sur ce morceau assise fièrement sur son tabouret. Puis les invités ont commencé à se faire rare : Lettre à Élise, massacré quatre fois de suite au piano mal accordé, ça vous gâche un apéro entre copains. Ce n’est pas de ma faute si on n’a pas l’oreille musicale dans la famille.

Il est vrai que j’aurais dû lever le pied sur le Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do. Surtout quand ma femme a prétexté que je sifflotais en dormant pour faire chambre à part, ou lorsqu’elle m’a offert pour mes 40 ans le CD avec « Lettre ouverte à Élise » d’Anne Sylvestre. C’est pas pareil avec des paroles, surtout qu’elles ne sont pas bien claires ces paroles : une histoire de voisine qui devrait se taper le facteur au lieu de se farcir des doubles soupirs… par contre pour ma femme c’était déjà très clair.

Puis un jour, j’ai trouvé le Saint Graal. Non pas la partition originale, je ne sais pas lire la musique. Mieux, j’ai trouvé une sonnette de porte qui carillonne sur Lettre à Élise. Jubilation totale ! j’ai passé deux jours à faire des tests. Ça a rendu ma femme émotionnellement fragile. Je lui ai dit « vas y, sort et sonne ! » pour la détendre. Elle est sortie, a refermé la porte mais n‘a jamais sonné. Elle était partie. Sur la table il y avait un papier avec écrit en rouge : Vas te faire foutre avec ta Élise. Je ne savais pas ma femme si jalouse. Il paraît que maintenant elle vit avec un musicien de jazz. Je suis sûr qu’il n’y connaît rien non plus en musique classique.

Moi, je commande des trucs sur Amazon pour que les livreurs viennent sonner à ma porte et le Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do, c’est mon annonce de gare personnelle. Le bonheur à chaque livraison. Et ça me passe le temps. Avant-hier j’ai commandé en express la biographie de Beethoven… le livre était en promo avec livraison gratuite. Ce matin la sonnette a retenti sur la promesse d’amour à 9h30. Le bonheur !

Mais depuis 13h45 ma vie n’a plus de musique. Je n’aurais pas dû lire le paragraphe « petite histoire de Lettre à Élise ». Élise s’appelait en fait Thérèse, elle n’aimait même pas Beethoven, trop vieux et pas assez bien pour elle. En plus elle n’a jamais entendu le morceau « Für Therese » Elle était déjà morte quand la partition fut ressorti du merdier laissé par ce vieux crétin… Je ne savais même pas qu’il était allemand ce con. « Für Therese », c’est moche « pour Thérèse »… tu parles d’une promesse d’amour à une pimbêche. Elle en avait rien à foutre la Thérèse.

Mi ré#  Mi ré# Mi Si ré Do , non vraiment ce ne sont pas des notes destinées à une Thérèse. Ce n’est pas possible. Thérèse, c’est le nom de mon ex-femme.

A 14h05, j’ai débranché la sonnette puis consciencieusement explosé le piano avec le tabouret.

C’est con, maintenant le tabouret est cassé, je ne peux même me plus me pendre.

La Carte Postale Chap.2

Ce petit voyage, m’a fait oublier Alex. Il attend la suite de l’histoire bien sagement assis sur le bras du fauteuil juste à côté de moi. Son chat baveux en équilibre de sphinx sur une de ses cuisses émet un roulement de tambour malade. Alex ose appeler ça un ronronnement, mais c’est juste la preuve que cette bestiole est un alien. Un chat qui se nourrit de boite de maïs et de reste de pizza tout en gardant ses longs poils doux et soyeux ne peut pas être d’origine terrienne. J’ai beau expliquer ce fait à Alex, il s’entête à trimbaler cette bestiole de colocation en colocation, en assurant que c’est juste un chat… Moi je sais bien qu’il va tous nous bouffer une nuit de pleine lune.

« Bon tu craches le morceau ? » Je crache le morceau, sans préciser que le gorille à fondu en ouistiti. Mais je n’avais pas besoin de préciser. « Ah, c’est elle la cause de la petite déprime printanière… je me doutais bien qu’il y avait fille sous roche !!! »

Il regarde la carte sous toutes les coutures. « Apparemment elle est folle à lier mais au moins, elle pense toujours à toi. » Elle pense toujours à moi ? Il faut que je prenne l’air, cette pièce manque vraiment d’oxygène. Putain de chat.

Toute la nuit, ses deux rubis ont flamboyé au-dessus de mon cerveau incendié.

J’ai pris ma décision ce matin, après une nuit dans les bras d’Hadès. Elle me rend dingo, il faut que je la retrouve. Les coudes sur la tables de la cuisine, je rassemble des bribes de mon esprit. Alex me sert un truc noir et fort qu’il appelle café. C’est comme pour le ronron du chat, nous n’avons pas les mêmes références.

Tu veux me tuer avec ton truc de vieille mama italienne , regarde ma cuillère fond tellement il est fort !

-Bon t’as pas dormis du week-end, je veux juste t’aider à te faire redescendre de ton nuage

-C’est pas un nuage, c’est l’enfer… fais pas suer.

-Dis, elle répond à quelle question quand elle dit  » Oui  » ?

-heu… Je crois que je l’ai demandé en mariage…

Putain le café doit contenir un sérum de vérité, en temps normal j’aurais tu ce détail même sous la torture de deux filles sado-maso. Ma réponse remplace les yeux d’Alex par des puits de navritude. Et ne me dites-pas que cet épithète n’existe pas !

Il me tend un papier chiffonné.  « tiens beau brun, puisqu’elle veut jouer, commence par appeler Mimi. Si elle était à cette fête, elle a bien du y être invité non ? « Je n’ose pas lui dire merci.

La tasse de café à moitié pleine, je compose le numéro à peine lisible. À la première sonnerie j’engloutis l’autre moitié de la tasse et je me brûle le gosier, le gésier et la caillette. Pas le temps de hurler, Mimi décroche par son éternel « oui? Allo, oui !». Elle vraiment haut perchée celle-là.

Il a fallu que je lâche pas mal d’éléments compromettants avant qu’elle consente à me donner une info valable. Je note en écriture automatique : Calais, hôtel Bel azur, Place d’armes et surtout un prénom : Eulalie.

Eulalie, Eulalie, Eulalie…

Comme une pêche sauvage

Une pêche de vigne est un petit fruit plein de promesse.

Je ne parle pas des grosses pêches de jardin qui étalent leurs rondeurs et couleurs criardes dans des vergers biens rangés. Je veux attirer votre attention sur ces petites pêches grisâtres, qui poussent au bords des chemins rocailleux et dans les haies mal taillées. Il faut battre la campagne en fin d’été et ouvrir l’œil pour trouver ces sauvageonnes.

La pêche de vigne a une odeur exaltante, comme concentrée, on la sent souvent avant de la voir. Sa peau duveteuse s’ouvre d’un coup d’ongle et dévoile une chair rosée striée de rouge, souple et juteuse. Pourtant il faut être un averti pour la savourer pleinement. A l’empressé qui la croque au pied de l’arbre sans précaution, ne reste en bouche qu’une l’enveloppe rêche sous la langue… et une promesse de plaisir envolée.

On prend le fruit sur l’arbre, pour l’avoir à maturité. Si on le ramasse au sol, il est déjà gâté. Il faut savoir juste l’effleurer et voir s’il nous tombe dans la main. Le cueilleur trop insistant, qui tire le fruit jusqu’à ce qu’il cède ne récoltera qu’une pêche revêche trop dure et sans intérêt.

Les promeneurs aguerris qui veulent profiter d’un plaisir rapide doivent être outillés d’une lame fine pour déshabiller la belle sur place. Mais cela demande du doigté et de l’expérience.

Parfois on trouve en fin de saison un fruit perdu au pied de l’arbre, caché dans les ronces qui ont amorti sa chute légèrement, meurtri mais pas encore pourri… Une pêche ayant un peu de vécu est une bonne première expérience de plaisir instantané : l’enveloppe abîmée se retire facilement et on retrouve un fruit savoureux. Un pêche dégustée au pied de l’arbre fait alors oublier les traces de ronces sur les mains.

Toutefois pour obtenir le meilleur il faut se plier au rituel, le dérouler dans une impatience retenue pour laisser au fruit la possibilité de s’exprimer. Je conseille donc aux glaneurs débutants d’emmener leur récolte, dans un contenant adapté, jusqu’à leur foyer. A noter que les contenants trop communs et autres sacs plastique sont a proscrire, un panier en osier ou un cabas, selon vos possibilités, sont fortement conseillés. C’est comme pour tout rendez-vous, il faut y mettre les formes.

Il est judicieux de faire patienter les belles une demi-journée pour que le parfum perdu en chemin se reconstitue. Ensuite on plonge la pêche dans de l’eau frémissante pour délicatement la pocher. En se brûlant légèrement le bout des doigts, on peut alors ôter la peau par petits mouvements circulaires.

Et là, le fruit tout nu, tout en chair, doux et luisant, ne demande plus qu’a être croqué. Le suc savoureux a perdu toute son amertume pour laisser une palette multiple de sucré et d’acide. Et on se retrouve à se lécher les doigts de plaisir sans même s’en rendre compte… que la vie est belle !

Certains rajouteront des artifices, vin, sucre ou crème. Pourquoi pas ?

Mais il faut aussi savoir profiter en pleine conscience du trésor brut offert par un simple fruit : la recherche, l’attente, la préparation, le désir qui brûle et enfin la puissance du plaisir… la nature nous donne tout ce qu’il faut pour être heureux, il n’y a qu’à apprendre à en cueillir les fruits.

Et maintenant plus jamais vous ne regarderez une pêche de vigne de la même façon.

La Carte Postale Chap.1

Petit conte pour adulte crédule ou la vie trépidante de Rémy

Au courrier ce matin un petit bout de carton timbré, communément appelé carte postale. J’en reçois deux par an, une illustrée d’un paysage espagnol et l’autre d’une fille lascivement étalée sur la plage.

Sauf exception la première version a pour expéditeurs mes parents; ils me rappellent ainsi qu’un petit appartement en co-propriété sur la côte hispanique fait parti de mon héritage. C’est une vrai idée de post-soixante-huitards mal parvenus que de partager une cage à lapin avec d’autres couples de pigeon. Je n’ai rien à reprocher à mes géniteurs. Attentionnés mais pas trop, inquiets sans le montrer et ils couvrent mes besoins vitaux sans grande contrepartie. Quelques dimanche au domicile familial et un coup de téléphone pour les fêtes, voir un petit cadeaux « oh ! tu n’aurais pas dû ! » suffisent à rassurer sur ma piété filiale, Amen ! Leur seul défaut est de s’entêter à communiquer par voie postale.

La deuxième carte susceptible de m’être adressée, émane généralement d’un vieux copain en goguette près des pyramides de la grande motte… je vous fais grâce de la didascalie, toujours très directe et spécialement étudiée pour me foutre la honte à chaque fois que je croise le facteur.

Mais parfois la vie nous réserve des surprises. Des vraies surprises…

Et au regard hilare d’Alex, qui me tend la carte du jour, je comprends que les sarcasmes vont pleuvoir sur la Mer des Sargasses. Une carte postale tamponnée à Calais, représentant un éléphant en pierre avec l’épitaphe « Muséum de Grenoble ». Je sais bien qu’un éléphant peut voyager longtemps, mais là je sèche sur la question du trajet Grenoble-Calais pour une bestiole en pierre. Peut-être un coup d’Hannibal ? Cette réflexion me rappelle qu’il existe un verso.

Guère plus lumineux : « J’espère que ton taux de dopamine n’est pas trop redescendu car si tu me retrouves, ce sera oui… mais seulement si tu me retrouves !!! Bonne chance… »

C’est signé « La fille aux yeux rouges » avec un post-scriptum digne de Prévert « Pierrot le fou ne l’est pas tant que ça ».

-Alors Rémy, c’est qui la meuf aux yeux rouges ? Me balance Alex, la langue pendante. T’as encore dégottée une ch’tarbée. Faut vraiment que t’arrêtes la fumette ma pépette !

Je suis affalé dans un fauteuil qui à connu plusieurs guerres, mais pas beaucoup de ménage de printemps. L’odeur d’encens enivre la pièce. Et des points d’interrogation remplacent les pupilles de mon colloc’. Cela n’aide pas à la concentration, avec ou sans chichon. Il me faut plusieurs minutes pour assembler tous les morceaux.

Dopamine ? rouge ? la fille…

La fille ! C’était il y a 6 mois, chez Mimi. Elle avait organisé une fête dans sa grange. Une soirée incroyable, musiques du monde, vin de pissenlits et amuses-bouches au fromage local . Le genre de fêtes spéciales jeunes bobo à la campagne. La paille sans le fumier. D’habitude j’évite, mais Mimi avait insisté.

Il faut dire que Mimi a de la suite dans les idées. Elle a revendu une jolie petite maison toute proprette dans le centre de Rennes pour acheter une ruine «  avec tellement de potentiel ». C’est le banquier qui a le plus apprécié le potentiel, surtout celui de devoir ajouter un crédit dans l’affaire. Certes le résultat est vraiment É-PA-TANT avec deux cent mètres carré habitables, poutres apparentes, cheminé d’époque et photos avant/après dans l’entrée. Mais Mimi a coiffé Sainte Catherine depuis 10 ans, et elle n’a toujours personne à mettre dans son lit Big Size. Ça vous pose une femme 10 ans de travaux, carrelage et ravalement de façade, mais cela fait aussi fuir les bons partis. Et maintenant il ne lui reste plus que des hommes divorcés, occupés une semaine sur deux, ou des homos à la recherche d’une mère porteuse.

Pour sa pendaison de crémaillère, Mimi avait invité tout son carnet d’adresse, des anciens copains de fac (et plus si affinité), aux vagues amies Facebook, en passant par des artisans locaux pas trop mal roulés. Je ne savais pas trop si je faisais partie de la première catégorie ou si c’était mes talents de petit revendeur d’herbe qui m’ont valu cette invitation.

C’était un doux soir de mai, dans la campagne bretonne. Déjà rien que le climat était improbable, j’aurais dû sentir que cela allait mal tourner. J’étais au milieu du salon de Mimi, devant une baie vitrée ouverte sur un jardin au NA-TU-REL, qui revenait au galop… Je dégustais une petite potion magique de ma composition en observant le peuple de Mimi. Le grand blond, trop bien habillé pour être hétéro ; la jolie brune très sûre d’elle, médecin ou archéologue ; une blonde fil de fer accrochée au bras d’un géant barbu ; un jongleur co-gestionnaire d’une recyclerie, la veille fille pieds nus et bracelets aux chevilles ; et même un ex-cracheur de feu reconverti au judaïsme… Et au milieu de cette galaxie, un O.V.N.I. flottait au-dessus de la terrasse. Affalée sur les coussins seventies, elle était là, supervisant un groupe de chipies bien imbibées et très bruyantes.

Belle comme un cœur de pigeon, naturellement incandescente, battant la mesure.

Elle regardait ce petit monde mi-amusée mi-effarée. Comme en miroir de mes propres errements.

Je me suis levé, j’ai traversé le salon en planant et j’ai sorti mon meilleur numéro, celui du Dos argenté au milieu de sa troupe de femelles en train de faire le beau devant Diane… Il ne manquait plus que le brouillard des forêts bretonnes et je lui rejouais « Gorilles dans la Brume ».

Bon en réalité, je n’ai juste pas pu m’empêcher de faire des singeries pour qu’elle me remarque.

L’oiseau a fini par s’extirper de son nid pour venir me susurrer à l’oreille : «Ton taux de dopamine doit battre tous les records… », je crois qu’elle a ajouté, « et c’est assez alléchant ! ».

J’ai cru que le piège avait fonctionné. Je ne l’ai même pas vu se refermer sur moi. Pourtant j’aurais dû me méfier d’une colombe capable de me faire rire dès la première phrase.

Tout mâle dominant fini par trouver son maître.

On a refait le monde toute la nuit, comme un rêve. Mes yeux plongés dans les rubis lumineux qui lui transperçaient le visage. Une beauté brune aux yeux rouges et avec un cerveau en prime. Je l’ai reniflée, j’ai mangé son regard, j’ai bu ses paroles, mais je n’ai pas eu le courage de l’effleurer.

Elle était trop presque parfaite.

J’avais 14 ans et demi devant cette semi-déesse.

Au petit matin je me suis réveillé sur le canapé enlaçant un coussin à dessin d’éléphant, le petit déjeuner était servi sur la terrasse pour les quelques humanoïdes encore présents. Mon oiseau s’était envolé me laissant planté dans une grange à 300 000 euros.

Amoureux fou d’une fille dont je ne connaissais même pas le prénom.

Sécheresse

Le vent souffle encore ce matin. 6 semaines sans pluie, et les prairies qui n’en finissent pas de dessécher. Antonin attrape sa casquette au porte-manteau de l’entrée, et sort d’un pas ferme affronter cette saleté de vent.

Le constat est pire qu’hier, les bras ballants il ne peut que regarder le champ de maïs qui grille. On voit les dernières traces d’eau flotter en une légère brume au dessus des plants. Le technicien dirait que ça « évapotranspire ». Sa mère dirait que c’est Marianne qui danse. Lui ne voit que les dernières gouttes s’envoler… et pas de pluie annoncée avant 8 jours.

Pas de pluie pas de maïs, pas de maïs pas de nourriture pour les vaches… l’équation est implacable.

En haut, ils répètent qu’il faut s’adapter aux changements. Ouais, facile à dire. On ne change pas de système d’un coup de baguette magique, Messieurs les ingénieurs agronomes ! Ne savent-ils pas que les investissements dépendent des cultures, les cultures dépendent des terres, et que les terres on ne les choisi pas ? Ne savent-ils pas qu’un troupeau cela se sélectionne sur plusieurs générations, selon l’environnement, les bâtiments, les productions possibles et que les terres on ne les choisi pas… Non ils ne savent pas… le système dépend de la capacité de l’homme, du caractère du terroirs, et surtout de la bonne volonté de son banquier… et on ne choisi pas…

Et ce vent sec est sans pitié.

Il y aura bien des aides, annoncées par les politiques, orchestrées par les syndicats. Mais lui n’a jamais eu le goût de l’engagement, de la revendication, il n’adhère qu’a ses propres idéaux. Il n’a pas de carte. Il sera donc servi après tous les autres, après le passage de l’huissier.

Alors demain il lui faudra encore une fois mendier auprès du banquier, négocier avec les créanciers, batailler ferme avec le marchand de bestiaux, affronter les regards lourds des voisins. Faire croire à tous qu’il a toujours les reins solides, que la vente de la ferme ce n’est pas encore pour cette année…

Vendre, il y pense bien. Mais après ?

L’année d’avant, il a aussi pensé à se pendre, comme d’autre sur le canton. En finir dans un grand silence. Mais il y a ses gamins, mieux vaut un père bon à rien que pas de père… il en sait quelque chose. Et puis il y a ses vaches. Elles partiraient sans ménagement, il ne serait pas là pour les faire monter calmement dans le camion. Il les connaît : ce serait l’affolement général et… non c’est n’est pas possible qu’elles montent sans lui dans le camion.

Et puis il y aurait eu les chuchotements le jour de l’inhumation, les hochements de têtes pleins de sous-entendus devant son cercueil… non, ça non plus il ne peut pas l’accepter.

Alors la corde est restée à sa place.

Depuis sa femme est partie avec les enfants et le petit chien. Pas le chien de troupeau, qui pue la ferme comme elle dit. Non, elle a pris le petit ratier, gentil mais bon à rien… Elle en avait marre des vacances tronquées par les moissons, marre du manque de trésorerie à Noël, marre de l’attendre le soir pour dîner… Mais lui il n’a pas mieux à offrir. Gentil mais bon à rien, comme le petit chien.

Tout lui passe par la tête, les dettes, les reproches, les médisances, le sentiment d’échec, la peur de crever tout seul… il tombe à genoux sur le sol craquelé au milieu de ce maïs devenu paille et le visage enfoui dans ses mains de paysan, il pleure… un peu d’eau salée pour cette putain de terre.

Au loin, il entend son prénom. On l’appelle…

C’est la petite voisine, elle arrive en courant comme seule les gamines de la campagne savent le faire ; elle vole dans sa robe à fleur au-dessus de la prairie jaunie.

Il se redresse vite, secoue son pantalon, essuie son visage dans son tee-shirt.

« Antonin, Antonin, viens vite, y’a ta vache qui vêle!!! »

Avec un peu de chance, ce sera une jolie petite femelle…

Une belle journée

Le clocher sonne le quart

Rayon de soleil sur la joue gauche

Bise du sud en face

C’est doux

Odeur entêtante du sureau

Les bottes collées à l’herbe humide

Piaillements dans la petite haie

Le vent vient de forcir

Un petit frisson

Une génisse en approche

Sa lente mastication

Ruminer

Non profiter

Un coq se réjouit

La génisse repart

Maintenant le vent tourne

Clapotis de la petite rivière

Lumière du matin

La brume légère s’élève

Puis retombe

C’est une belle journée

Un papillon attend de sécher

Le vol d’hirondelle au dessus

Saveur de terre mouillée

Repartir vers l’étable

Sol spongieux

Bruit de pas éteint

Un chien au loin

Un vache là-bas se lève

Ressentir chaque instant

Arrivée sur le chemin creux

Cailloux roulants

Soleil derrière les arbres

Odeur de mousse fraîche

De champignon

Pourriture

Au près de la rivière

Clapotis plus denses

Oiseau au nid

Bourdon près de l’oreille

Le clocher sonne la demi

Violente douleur

la brume monte

le sol s’approche

boue sur la joue

Tout est Noir.

C’est une belle journée

Pour mourir

En pensant à Léon

La lune s’est éteinte brusquement

L’eau froide envahie nos cœurs

comme pétrifiés

au-delà du temps,

Et pourtant la vie continue…

Nous sommes encore là

avec nos souvenirs de festins

d’amour, de rivalité, de rire

de silence et d’instants volés

Et pourtant la vie continue…

Demain le vent soufflera,

passera la page,

on se retournera sans pleurer,

heureux de t’avoir croiser,

parce que la vie continue…

La tête jaune

Je n’y croyais plus, j’allais abandonner la lutte…

Dix printemps de suite que je puisais l’énergie dans mes réserves pour tenter de fleurir encore une fois. Dès les premiers rayons tièdes je jetais tout mon petit bulbe dans la bataille, et j’allongeais le plus vite possible quelques fines feuilles pour battre de vitesse ces saletés de graminée et collecter un peu d’énergie.

Mais avant même de pouvoir sortir le moindre petits boutons ourlé de jaune, l’énorme tracteur tondeuse ratiboisait mes efforts à trente millimètres du sol.

Dix ans à m’épuiser.

Avant je poussais près d’une dalle d’ardoise. La pierre sombre emmagasinait la chaleur et me faisait gagner quelque jours sur toutes les autres. Toujours la première arrivée !

La vielle Jeanne me frôlait pour aller à son potager et en passant s’extasiait de ma précocité : « T’es déjà de sortie toi, va falloir que je me secoue la paillasse sinon le printemps va me battre de vitesse».

Jamais elle n’a ramassé une de mes fleurs. Je pouvais faire une grosse touffe de feuilles tendues vers le ciel jusqu’au milieu de l’été et reconstituer mes réserves. Elle me laissait faire… et au printemps suivant, je me permettais une fleur de plus. Mon bulbe était bien implanté et la Jeanne toujours contente de me voir. J’étais la reine du Monde.

Puis la Jeanne n’est plus passé, les dalles sont parties l’été suivant, le potager a été semé d’herbe… au printemps d’après, alors que je pointais le bout de mes feuilles, la machine m’a rasé. Étonnée, j’ai relancé la production, avec ma réserve je pouvais me le permettre… et là nouveau passage de la faucheuse à moteur… J’ai attendu le printemps suivant, je voulais fleurir moi ! Pas moyen, dix ans de survie sans plus jamais faire naître une fleur.

Je suis pourtant faite pour plaire aux gros bourdons et aux petites Jeanne. Je l’avais entendu dire que je venais du Portugal. Mais je ne me souviens que de ce jardin et ne sais pas faire autre chose que des fleurs jaunes.

Alors si on m’en empêche, à quoi bon continuer ?

J’étais trop fatiguée pour me battre encore, le tracteur tondeuse pouvait bien repasser, moi je resterais là a pourrir pour nourrir cette belle pelouse bien rasée.

Mais à la fin de l’été, le tracteur s’était tu. Depuis ma cachette souterraine je tendis bien l’oreille, plus de vibrations, plus de vrombissement.

Au printemps suivant j’ai sorti prudemment une dernière feuille. Je ne pouvais pas en faire une de plus . Juste une feuille pour sentir quelques jours le soleil et mourir sous un dernier coup de lame. Mais quelque chose avait changé.

L’herbe était déjà un peu haute, en tout cas au-dessus des quarante millimètres réglementaires. J’ai élevé un peu plus ma feuille. Il y avait une balançoire à la place de la dalle d’ardoise.

Une ombre au-dessus de moi. « Ah tiens regarde, on dirait une feuille de Narcisse il doit y avoir un bulbe. Tiens plante un petit bâton blanc à côté, on va laisser pousser pour voir… oh ! regarde bien il y a un autre là, puis là… ça devait être le bord d’une allée.  Vas y plante les petits bâtons»

Le lendemain j’ai entendu le bruit du moteur, « voilà, cette fois tu es cuite».

Ça se rapprochait, je reconnaissais l’horrible son, certes différent. Moins fort, mais ça se rapprochait. Et là j’ai vu la machine, petite tondeuse toute rouge étincelante. J’étais prête. Ma seule feuille lancéolée fièrement dressée !

Mais la tondeuse m’a évité ! Je me suis retrouvée au milieu dune petite touffe d’herbe, juste une petite touffe. On m’avait raté ? Non des gros ciseaux s’approchent… et dégagent l’herbe tout autour de moi. «  Et voila, on verra si tu peux fleurir ! ».

Je n’ai pas fleuri ce printemps là, mais le petit bâton blanc est resté. Et au printemps suivant j’ai sorti trois belles feuilles. La tondeuse rouge ma encore évité, et tout l’été je me suis gorgée de réserve… et enfin douze ans après ma dernière fleur j’ai pu faire pousser une magnifique tête jaune. J’ai alors entendu mon nom : «  Ah tu vois j’avais raison c’est une jonquille vraie, Narcissus jonquilla. Regarde c’est un petit rayon de soleil ». J’ai levé la tête et j’ai vu la belle pelouse verte parsemée d’autres jonquilles à une fleur formant le fantôme de l’allée de Jeanne. Je suis une jonquille et je suis toujours en vie. Je suis la reine du monde !

« Mais maman tu ne vas pas les laisser au milieu de la pelouse, c’est pas pratique ! »

Ce n’est peut-être pas pratique mais c’est beau…  

Aujourd’hui, la petite tondeuse rouge est moins rutilante, mais elle fait toujours le tour de l’allée fantôme. Il n’y a plus besoin de petits bâtons blancs maintenant, au printemps je forme une grosse touffe et je bats de vitesse les graminées si quelconques. Cette année j’ai eu six fleurs, mais il ne m’en reste que cinq. Je crois que la sixième est dans un vase.

Je suis Narcissus jonquilla, la vraie jonquille botanique, née au Portugal, mon bulbe à bientôt 35 ans et je suis toujours au rendez-vous du printemps.

Contre les planches

Le soleil descend dans le ciel d’avril.

Debout, le dos contre le bardage en bois, le soleil me chauffe le visage. Je sens les irrégularités des planches au travers de mon pull. Tu me chuchotes des mots doux, tu parles d’avenir radieux, je fais semblant d’y croire un peu. Je te caresse doucement le creux des reins. Je descends un peu mes mains… Un peu trop ?

D’un coup, le désir monte dans tes yeux comme un orage, sombre et inquiétant. Du léger bleu turquoise on tombe dans l’outremer profond.

Tu poses tes mains sur mes bras, ton bassin appuyé sur mes hanches, tu me plaques contre la paroi de l’abri, et tu appliques un baiser fiévreux sur mes lèvres. Je ne peux pas bouger, je suis à toi. Ton souffle est saccadé, je suis en apnée. Ta langue effleure mes lèvres, en attente d’un consentement. Tu te recule légèrement, dans une respiration je murmure un « encore ». Puis, brutalement, ta langue dans ma bouche, toute entière, tu me pénètres littéralement. Et ton corps qui ondule contre le mien. Le plaisir est explosif, l’onde de choc parcours mon corps et mon âme.

Tu lâches ton emprise, aussi surpris que moi par ce que tu viens de faire. Tu te recules légèrement, gêné, tu cherches dans mes yeux si tu as fait bien ou si tu as fait mal. L’outremer s’éclaircit lentement…

Et moi, abasourdie, les jambes en coton, je comprends que sous les derniers rayons de l’après-midi, appuyée contre les vielles planches, tu viens de me faire l’amour à ta manière, avec un simple baiser. Je n’en reviens pas… mais j’en veux encore.

Comment je suis devenu un peintre surréaliste

Tiens mon Paul, sers moi une absinthe. Ça va rincer l’odeur des bourgeois.

Tu sens ? Même ma veste elle pue le salon feutré, l’argent volé et le savoir vivre… répugnant. Ça se gratte le cul en faisant des commentaires sur ta technique, et ça réclame des paysages aux portraitistes. Putain j’aime pas faire le guignol dans les galeries, mais tu vois, faut bien vendre ses croûtes. Le problème c’est que je ne suis plus à la mode. Les biens pensants ne payent que ce qu’ils comprennent. Et moi maintenant je ne comprends même plus ce que je peins…

Tu veux savoir comment je suis devenu un peintre surréaliste ?

Sers moi une autre fée verte et je te raconte :

Bon imagine, il pleut, une pluie lourde de printemps, entrecoupée du soleil, rayons rasants de fin d’après-midi. Tu vois le décor ? Un truc tiède, mais pas assez pour réchauffer ma carcasse… Une lumière légère, trop légère pour un vieux gars comme moi. Et le manteau des années n’y change rien. C’est moche…

Derrière la vitre, je m’échine dans mon atelier, acharné sur un paysage. En fait c’est juste une prairie qui se prend pour une marine.

A ce moment là je ne n’étais qu’un barbouilleur, mais je me croyais peintre.

La toile est revêche, j’ai un mal de chien à y transcrire l’image. Pourtant c’est imprimé net dans ma rétine. Cette saleté de lumière fait tout danser, pas possible d’obtenir un rendu digne. Tu vois le spectacle ? Pas possible de faire se poser l’œuvre, ça voltige et moi je bougonne. Les détails ne sont pas encore éclos, tout juste fini un ciel, que déjà cette toile est inapte. Inadaptée. Encore une qui va vivre sa vie sans se soucier de l’état de mes finances.

Trente ans… ça faisait trente ans que ces salopes prenaient un malin plaisir à me faire croire que j’étais un artiste… Arrête de rigoler, et écoute la suite. Donc je suis là, devant ma toile, un peu… un peu paumé quoi.

J’étire un peu ce nuage et je prends du recul. Deux pas en arrière.

Quel merdier cet atelier. Ça sent le froid humide alourdi au pétrole, les fins de mois interminables, la solitude tenace. Je sais, c’est pas fonctionnel, comme ils disent. Juste un ancien magasin vaguement aménagé, mais j’ai pas l’envie d’en faire autre chose.

Allez je pose les pinceaux, j’ai faim !

Je vais me chercher une biscotte molle et un bout de fromage à peine moisi. Ça gèle dans la cuisine. Je demande au Ficus qui jaunit, s’il veut un coup à boire. Mais Monsieur est un peu asocial, pas enclin à répondre… pourtant je suis sûr qu’il aurait des bonnes histoires à raconter.

Une nouvelle averse tape sur la vitre branlante. La pluie veut s’abriter chez moi.

Frigo sale et vide. Et j’ai encore trois jours à tenir avant la prochaine avance. Heureux qu’il me reste des cigarettes…

Et là ça frappe à la porte côté rue. Je n’attends personne.

Je traverse mon gourbi en jetant un regard contrarié à l’inachevée qui me nargue. Au travers de la porte vitrée une ombre brune. C’est qui encore cet énergumène.

J’ouvre à la volée prêt à en découdre avec l’empêcheur.

Et là dans la lumière soudaine, toute mouillée, une apparition.

Même pas surprise, elle me cloue sur place la Madone, juste en levant son museau vers moi. Ma méchante phrase d’accueil reste bloquée au fond de ma gorge. J’hésite entre effarement et ébahissement.

Elle me salue d’un « Quel temps de chien de sa chienne ! »

Je réponds d’un signe de tête et d’un vague grognement. Je suis au maximum de mes capacités de communication. Rien d’intelligible ne peut remonter à mes lèvres… certainement une perte de compétence après les deux semaines passés sans adresser la parole à un être animé.

L’oiseau tout mouillé est toujours devant moi avec son imper ruisselant et son parapluie refermé. Je me secoue, m’écarte de l’encadrement de la vitrine pour enfin laisser le printemps entrer dans mon atelier.

Elle me dit qu’elle est fatiguée, qu’elle va rester 2 ou 3 jours et me tend un panier digne d’un Lionelli : «  Je règle le loyer d’avance ». Ponctué d’un rire de grelot… un peu fêlé le grelot.

Je ne sais pas quel a été son chemin ces derniers mois ; vaut peut-être mieux pas…

Elle me balance « Tu me fais un dîner ? » en désignant du menton la botte de carottes prêtes à fuir. Son sourire…

Elle pose son imper sur mon tabouret ; essore son parapluie sans vergogne; fait un tour sur elle-même, petit tourbillon au milieu de la flaque répandue sur les dalles du sol. Et le bleu de sa robe éclaire ma grotte.

 » Tu es toujours aussi bordélique« .

Elle me regarde en penchant la tête, ce sourire… Merde, elle attend une réponse ? Courageusement je tourne les talons pour vider le panier sur le billot de la cuisine.

Putain, elle exagère !…pas un coup de fil, pas un mot depuis des mois… et là Madame débarque comme un mascaret, sans prévenir… 2 ou 3 jours, et puis quoi encore? Je tiens pas un hôtel de passe moi…

Le Ficus me jauge froidement : « après qui tu grognes ? Vas donc lui dire à elle au lieu de t’en prendre à ton copain de misère. Et puis arrête de m’arroser, tu me noies, j’suis déjà à moitié mort… et tu penses pas que ce serait bien une nana ici, non ? Elle a dit 2 ou 3 jours. T’as vu la poussière ? et les souris ? »

Et voilà, même les plantes vertes se mettent à m’emmerder !

…Une … ce serait bien… Fait chier, il a toujours raison ce con de Ficus !

Je l’entends monter les escaliers … oh la la, dans quel état c’est là haut? Ses talons dans le couloir puis la salle de bain… la salle de bain?

Oh bordel de Dieu ! c’est le carnage la salle de bain !

Bon je me concentre sur le contenu du panier, pour la peinture c’est foutu pour ce soir. J’épluche, émince, taillade avec la rage de bien faire. C’est le moment d’assurer sur quelque chose. La dernière fois, j’ai tout foiré… c’est le moment de tout rater encore une fois, mais en mieux. En 30 minutes j’ai tout liquidé, les légumes mijotent, les magrets sont à point.

Elle connaît mes goûts la mignonne.

Reste plus qu’à déglacer au chablis… bon c’est pas très orthodoxe, mais j’ai rarement des pensées bien orientées. Et quitte à chavirer… autant le faire avec classe.

J’allume une clope, il ne m’en reste que 3. J’ai dû en griller 3 ou 4 en trucidant le dîner, sans même m’en rendre compte. Pour finir la semaine, ça va être dur. Surtout que je ressens comme une petite contrariété en ce moment.

Une toute petite contrariété bleue.

Il va falloir tout redresser vite fait, le bonhomme, les armoires et les ardoises.

Et tu vas encore en baver !

Il n’y a plus de bruit là-haut. Mais qu’est ce qu’elle fait ?

Je tire sur ma clope. Je monte ?… fait chier ! Ça secoue les tripes les petites contrariétés. Ma clope est écrasée au sol, les légumes sont cuits et moi je suis…

je suis quand même chez moi ! Merde !

Je repousse violemment la seule chaise de la cuisine et je me précipite à l’étage. Les escaliers ne m’ont jamais paru aussi crades. Je ne suis qu’un vieux con, je vis dans ma crasse, et me voilà avec un oiseau tombé dans mon nid pouilleux.

Tu es en-dessous de tout mon vieux !

Je pousse doucement la porte de la chambre. Juste un grincement. Je rentre. La robe bleue est au tapis; les chaussures noires à côté. Et elle endormie, dans mon lit. Oh grand Dieu ! Heureux que j’ai changé les draps hier, sinon je n’aurai eu plus qu’à me défenestrer !

Je tire la chaise du bureau près du lit, je m’étonne de la légèreté de mon geste ; j’ai dû perdre 10 ans en montant les escaliers. Je sors une cigarette du paquet, la tourne entre mes doigts et finis par oser regarder à nouveau le lit.

Ses cheveux bruns sont étalés en nuage d’orage, son pied droit sort à l’autre bout de la couverture. Elle dort sur le ventre. Étalée dans mon lit, ses vêtements disséminés dans la chambre, sa petite personne éparpillée dans ma vie.

Je me penche pour ramasser une des chaussures. Elle a été réalisée à la main, d’après une forme datant du XIXème siècle, dans un cuir noir et luisant. Un peu usée, mais une partie des piqûres, la semelle et le talon sont refaits à neuf. Un talon bobine. Il donne vie à l’ensemble, comme esquissant le premier pas de danse.

Elle est encore plus belle que dans mes souvenirs… tellement…

En détaillant toujours le soulier, j’allume ma clope et tire la première bouffée. Le goût est.. âcre, un goût de route chaude et de bois vert brûlé… un goût de résine écœurante… le goût exact de ma première cigarette ; j’en tire vite une deuxième pour faire disparaître l’hallucination.

C’est pire ! répugnant et je tousse, je m’étouffe. Je l’écrase rageusement et me lève pour ouvrir la fenêtre.

Une voiture passe.

Dans le paquet posé à côté de la chaussure sur le bureau, il me reste deux clopes et je sais déjà que je ne les fumerais pas. Ni ce soir, ni demain…

Elle bouge, marmonne et s’étire. Ses yeux s’ouvrent. Elle se tourne vers moi en s’enroulant dans la couverture. Elle a ce sourire. Depuis sa chute au pas de ma porte, je ne lui ai pas encore dit un mot. Les mots ce n’est pas mon point fort. Elle le sait bien, mieux que personne.

« Ça sent bon, le dîner est prêt ? je mangerai un demi-cochon ! »

Encore ce sourire. Et moi j’ai envie de peindre un soulier en cuir noir, à bout rond et talon bobine.

Un soulier cendrier dansant sur un plateau d’argent écaillé tiré par un oiseau bleu mouillé des mille larmes d’un bonheur au goût de rouille.

Elle regarde la chaussure et me demande si je l’ai reconnu.

Comment peut-on reconnaître un soulier ? Comme on reconnaît de loin un vieil ami ? Comme on reconnaît un air de musique qui nous touche ? Comme on reconnaît sa progéniture devant l’officier de l’État civil ?

Je hoche la tête, et à la nette descente asymétrique des commissures de ses lèvres je comprends qu’elle attend des mots, des vrais mots. Ça va faire mal, mais je me lance, il faut arracher ce vieux pansement :

« Oui, ce sont celles que j’avais faites pour ta mère. »

Le souffle coupé, je viens de peindre ma première toile en apnée.

Tu te marres Paul ? Tu as raison, personne ne peut peindre une pensée, même imbibée à la Bleue.

Aïe ! J’ai comme des talons qui claquent dans la tête. Ah non, c’est le défilé des bottes sur la Grande Avenue. Allez Paul, sers-m’ en une autre… Cette putain de fée verte me tuera à coup de pelle.